Page:La Revue blanche, t30, 1903.djvu/204

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voyait donc des choses inégalement anciennes, mais passées ; et quand il disait qu’il voyait ainsi « ce qui est et ce qui sera, car si l’étoile, telle qu’elle nous apparaît, est le passé par rapport à l’arbre, l’arbre est l’avenir par rapport à l’étoile », le bon docteur raisonnait comme celui qui aurait prétendu connaître l’avenir parce qu’il avait vu le général Boulanger qui est postérieur à Louis XIV et qui par conséquent est l’avenir pour Louis XIV. Il nous est facile de connaître des choses passées plus récentes que d’autres plus anciennes, mais ce n’en sont pas moins, pour nous, observateurs, des choses passées. Si les habitants de Sirius voient jamais le peuplier du docteur Trublet, ce sera dans bien des années, mais de ce qu’ils ne l’ont pas vu plus tôt, il ne s’ensuit pas que le bon docteur a connu l’avenir. À des voyageurs débarquant en 1848 dans l’Île des Chasseurs, les habitants demandèrent des nouvelles de Bonaparte, et ces voyageurs, qui n’avaient pourtant pas la double vue, ne furent pas embarrassés pour répondre.

Il ne s’agit plus d’ailleurs ici de connaissance directe ; le mode de connaissance qui consiste à recueillir le témoignage d’un autre individu est essentiellement indirect, mais entre le premier mode de connaissance et le second, il y a un intermédiaire, la mémoire. Notre connaissance directe est actuelle et extemporanée. Je connais à chaque instant ce que je perçois à cet instant même par mes organes des sens ; je suis ainsi à chaque instant le centre d’un monde qui m’envoie des mouvements et des substances. Un instant après, je suis devenu autre, en un endroit différent, et je me trouve centre d’un monde différent, dont j’ai encore à ce moment précis la connaissance directe ; je suis ainsi une succession d’états momentanés dans chacun desquels je suis au courant de phénomènes extérieurs par connaissance directe ; ma connaissance directe de chaque instant est comparable à chacune des photographies successives du cinématographe. Mais je suis une machine plus intéressante que le cinématographe ; je me construis moi-même, au cours de ces états successifs et j’appelle à chaque instant mon passé l’ensemble des faits qui ont influé sur moi et dont la répercussion s’est gravée en moi.

De ces faits passés, quelques-uns ont laissé dans ma mémoire une trace solide, d’autres ont effleuré sans graver. Je connais donc, à chaque instant de ma vie, d’abord, directement, tout ce qui, à ce moment précis, frappe mes sens, ensuite, par la mémoire, tout ce que j’ai retenu de ce qui a frappé mes sens précédemment. Je ne connais donc que le passé, par suite même de