Page:La Revue blanche, t6, 1894.djvu/345

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

quand les exactions, la misère, la faim, le dénuement affolaient le peuple, il se vengeait sur les Juifs, qui donnaient des victimes expiatoires. « À quoi bon aller combattre les musulmans, criait Pierre de Cluny, puisque nous avons les Juifs parmi nous, les Juifs pires que les Sarrazins ? »

Que faire contre l’épidémie, sinon tuer les Juifs qui ont conspiré avec les lépreux pour empoisonner les fontaines ? Aussi, on les extermine à York, à Londres, en Espagne, à l’instigation de Saint-Vincent-Ferrer, en Italie où prêche Jean de Capistrano, en Pologne, en Bohême, en France, en Moravie, en Autriche. On en brûle à Strasbourg, à Mayence, à Troyes ; en Espagne c’est par milliers que les marranes montent sur le bûcher ; ailleurs on les éventre à coups de fourche et de faux, on les assomme comme des chiens.

Certes, les prophètes qui appelèrent sur Juda, en punition de ses crimes, les redoutables fureurs de leur Dieu n’ont pas rêvé de plus épouvantables malheurs que ceux dont il fut accablé. Quand on lit son martyrologe, tel que le pleura au seizième siècle l’Avignonais Ha Cohen[1], ce martyrologe qui va d’Akiba déchiré par des étrilles de fer jusqu’aux suppliciés d’Ancône priant dans les flammes, jusqu’aux héros de Vitry qui s’immolèrent eux-mêmes, on se sent saisi d’une pitoyable tristesse. La Vallée des Pleurs, ainsi s’appelle ce livre qui « résonna pour le deuil… » et dont les Larmes du Pasteur de Chambrun, célébrant les huguenots proscrits, n’atteint pas la touchante grandeur. « Je l’ai nommé la « Vallée des Pleurs, » dit le vieux chroniqueur, « car il est bien selon ce titre. Quiconque le lira sera haletant, ses paupières ruisselleront, et les mains posées sur les reins il se dira : Jusques à quand, mon Dieu ! »

Quelles fautes pouvaient mériter d’aussi effroyables châtiments ? Combien poignante devait être l’affliction de ces êtres ? En ces heures mauvaises ils durent se serrer les uns contre les autres et se sentir frères. Ce lien qui les attachait se noua plus fort. À qui auraient-ils dit leurs plaintes et leurs faibles joies, sinon à eux-mêmes ? De ces communes désolations, de ces sanglots, naquit une intense et souffrante fraternité. Le vieux patriotisme juif s’exalta encore. Il leur plaisait, à ces délaissés, maltraités dans toute l’Europe et qui marchaient la face souillée de crachats, il leur plaisait de sentir revivre Sion et ses collines perdues, d’évoquer, suprême et douce consolation, les bords aimés du Jourdain

  1. Emek-Habbaka, La Vallée des Pleurs. Traduction Julien Sée.