Page:La Revue blanche, t6, 1894.djvu/459

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quelque chose de nouveau. Mais toutes les nouveautés ne sont pas heureuses. Et la seule manière d’apprécier justement une idée nouvelle, c’est de chercher si elle apporte à quelque idée déjà reçue un complément utile ou une correction heureuse. Nous qui finissons de vivre, nous nous sommes trompés souvent, mais nous avons travaillé, nous avons lutté. Il s’agit de réussir où nous avons échoué, et pour cela il faut éviter nos erreurs et nos fautes.

— Vous avez raison, lui dis-je, mais il y a un autre danger pour les jeunes gens. Ils trouvent en entrant dans la vie trop d’idées éparses autour d’eux, et leur vanité les porte aisément à croire qu’elles leur appartiennent, alors qu’elles appartiennent à leur époque.

— Oui, dit Goethe. « C’est une source dont l’eau est empruntée et quand le réservoir est épuisé, elle s’arrête. » C’est pourquoi on n’a jamais vu autant de débuts heureux que de notre temps. Mais la plupart de ces promesses se démentiront très vite.

Goethe reprit presque aussitôt :

« Je ne vois pas avec une grande satisfaction tant d’esprits solides et pénétrants s’adonner entièrement à la critique. Et, en effet, il me semble qu’on se fait communément trop d’illusions sur la valeur de la critique, et ce qu’on veut aujourd’hui en tirer, il est trop clair qu’elle ne le donnera jamais. Savez-vous ce qui manque à tous ces gens-là ? Il leur manque d’avoir médité Kant. Ils en sont toujours aux vérités universelles et nécessaires. Pourtant, eux qui nous parlent toujours du sens commun, devraient aussi mettre un peu de sens commun dans cette affaire. Le jugement porté sur un livre n’aura jamais de valeur objective, et cela pour une raison bien simple, c’est que deux hommes ne lisent jamais le même livre. Rendez-vous bien compte, Eckermann. L’impression que fait l’œuvre d’art n’est pas immédiate. Elle est médiate, elle est indirecte. Ce que nous percevons directement, c’est une collection de signes sensibles derrière lesquels nous situons la pensée de l’écrivain. L’impression esthétique se résout toujours ainsi en une interprétation personnelle de ces signes, en une sorte de traduction sans fin. Et la pensée de l’auteur, dès qu’elle pénètre en nous, s’y déforme. Elle traverse toute une pénombre d’inconscient, elle vient se perdre dans une masse d’anciens souvenirs, d’émotions personnelles. Elle se transforme à leur contact. Il est difficile de se représenter ce que nous mettons de nous-mêmes dans les livres que nous lisons. La mémoire des situations analogues