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Page:La Revue blanche, t6, 1894.djvu/463

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l’homme qui nous a choqué et nous-même. Je vous ai fait comprendre combien ce sentiment serait injuste et illégitime, si nous voulions lui donner une valeur objective. Mais pour nous, en nous, c’est un sentiment parfaitement légitime et même fécond. Il ne nous éclaire en rien sur l’homme que nous jugeons, mais il nous éclaire sur nous-même. Ici encore le résultat est purement moral. Au lieu d’avoir pénétré l’âme d’un autre, c’est dans la nôtre que nous avons vu plus clair.

Toutes ces considérations devraient nous faire apporter dans la critique une modération plus courtoise, plus réservée. En même temps, nous devons en tirer sinon du mépris, du moins une grande indifférence des jugements qu’on porte sur nous. Les critiques nous jugent pour eux-mêmes, mais c’est pour nous-mêmes que nous produisons. Le but n’est pas d’acquérir la gloire, mais d’acquérir une conscience toujours plus claire de nous-mêmes et du monde. Ce que vous ferez, efforcez-vous de le faire toujours mieux, mais cette idée du mieux ne la cherchez qu’en vous. Il faut s’efforcer toujours vers la perfection, mais c’est en soi-même qu’il faut trouver l’idée de sa perfection. Soyez donc indifférent, comme je l’ai toujours été, et aux reproches, et aux louanges, et même à la gloire.

Je vous ai montré dans mon cahier d’autographes une phrase de Mosheim dans ce sens : « La gloire est une source de peine et de souffrances ; l’obscurité est une source de bonheur. » L’Ecclésiaste va plus loin. Il dit qu’on souffre non seulement de la gloire, mais de la science, c’est-à-dire de la gloire pour soi tout seul, de la gloire subjective. Car devenir plus savant, c’est humilier l’homme qu’on était au moment d’avant. Et la vanité, c’est le mouvement d’admiration de ce moi antérieur. De sorte que la sagesse, c’est d’acquérir la science en la méprisant. Mais il faut l’acquérir, car elle est nécessaire à notre perfectionnement intérieur. Et le mépris, c’est la protection assurée et immédiate contre tout ce que la science ou le talent peuvent apporter de souffrance. Vous retrouverez cette idée dans le Dialogue des orateurs. Bien entendu, elle est prise d’un point de vue tout différent. On reproche à Aper d’être un orateur puissant mais inculte, avec plus de génie naturel que de science. Il n’était pas ignorant, dit Tacite, bien au contraire, mais il méprisait la littérature : Et Aper, omni eruditione imbutus, contemnebat potius litteras quam nesciebat.