Vous me comprenez bien. Les relations de deux générations littéraires doivent être uniquement critiques. Et comme les sentiments personnels vicient toujours la sincérité de la critique, la solution est bien claire, il faut savoir se rester indifférents. Sinon vous voyez bien ce qui arriverait. C’est qu’on deviendrait incapable d’exprimer ce peu de nouveau, ce quelque chose de pas encore dit, que toute génération doit apporter avec elle, et qu’elle ne peut faire comprendre et admettre que par l’offensive, par la lutte, quelquefois même par la violence contre ses aînés. Supposez que Schiller qui était une âme tendre et reconnaissante eût été distingué et appuyé par Lessing. Schiller aurait eu une peine infinie à se dégager jamais des idées de Lessing, comme il l’a fait plus tard d’une manière si éclatante. Croyez-vous Brunetière capable, avec un jeune homme de vingt ans qui lui aurait envoyé à la Revue un manuscrit avec des promesses sérieuses et de bons fragments, d’une protection qui ne fût pas envahissante. Les sympathies entre deux hommes, d’âge et de situations inégales, absorbent toujours la personnalité de l’un des deux. Et, bien entendu, c’est le plus jeune, le plus modeste qui cédera, qui prendra l’habitude, bonne peut-être, mais stérile, d’obéir à l’influence de l’aîné.
Un écrivain, un penseur, ne doit jamais avoir d’influence personnelle. Sinon il cesse d’être un penseur, il est un apôtre en ce sens que son action a cessé d’être une action d’idées.
— Mais, lui répondis-je, n’est-ce pas une belle légende, par exemple, que celle des chevaliers de la Lyre ou des Maîtres chanteurs de Nuremberg, de qui la poésie avait fait comme un ordre, comme une confrérie aimante et charitable. Et il me souvient que Pausanias cite un fragment d’une tragédie perdue d’Euripide où il est dit : « que la lyre appelle l’amour du joueur de lyre, que le poète aimera le poète, comme le frère aime le frère… » — Je crois, continuai-je, qu’entre tous les cordonniers de Weimar, il y a d’excellents sentiments d’entente et d’estime réciproque, et je serais fâché de penser qu’avant de se rendre un service, ils courent à l’Eglise consulter le registre des naissances, pour s’assurer qu’ils sont bien de la même génération.
— Oui, me répondit Goethe, et vous avez raison d’exprimer un regret. Mais ce qui était possible au temps de Hans Sachs et d’Euripide ne l’est plus aujourd’hui, parce que nous avons inventé, nous, la critique, la critique dogmatique, la critique scientifique, enfin la critique revêtue de toutes les épithètes qu’il vous plaira. C’est la critique qui a entièrement