a trente ans n’ait derrière lui un gros bagage. Il faut laisser se faire, dans ce fouillis d’œuvres où toute critique se perdrait, une sélection naturelle. Soyez bien certain d’ailleurs que jamais une œuvre ou une idée féconde ne se perdent. Il ne faut croire ni aux génies ni aux chef-d’œuvres ignorés. Il est entendu que Gilbert est mort à l’hôpital, c’est une légende agréable, mais Gilbert était un génie vraiment ordinaire.
Il faut donc laisser les jeunes gens se tirer d’affaire tout seuls, comme ils peuvent. D’ailleurs, c’est une détermination particulièrement grave d’affronter la vie littéraire qui est la plus difficile de toutes, la plus douloureuse. Nous ne devons pas permettre que la responsabilité en puisse jamais rejaillir sur nous. Gilbert dont je vous parlais aurait fait peut-être un excellent soldat, un ciseleur habile, ou tout ce que vous voudrez. Il aurait été heureux, avec une femme, des enfants, une jolie maison dans le faubourg. Est-ce que Voltaire n’est pas le grand coupable des souffrances de Vauvenargues ?
Je répondis à Goethe que je n’étais pas également frappé de tous ses arguments, et qu’il me semblait s’être décidé dans ce cas — ce qui ne lui est pas ordinaire — avec la sensibilité plutôt qu’avec la raison.
— Je ne le pense pas, me répondit Goethe, et je pourrais trouver à ma conduite des raisons beaucoup plus fortes, et purement rationnelles, celles-là, purement abstraites. Tout d’abord, je suis d’avis qu’entre des générations littéraires différentes, il ne doit y avoir, à aucun degré, ni relations d’amitié, ni échange de sympathie. Il ne doit y avoir que des rapports purement critiques. Remarquez que lorsque Schlegel fait de Tieck un éloge exagéré et proclame qu’il eût été capable d’écrire peut-être Iphigénie, je trouve cela très naturel. Et pourtant Schlegel se trompe. Quand Lemaître fait de Loti un homme de génie (et Loti est l’idéal de ce que Lemaître aurait pu donner), quand Desjardins et Voguë se déclarent réciproquement de grands philosophes, cela ne me choque en rien. Il est naturel que l’opinion que nous avons de l’homme modifie le jugement que nous devrions porter sur le livre. Mais ces partialités ne sont admissibles qu’entre gens du même âge et du même cercle ; entre des générations littéraires différentes, la franchise, la fermeté de la critique ne doivent jamais être altérées. Que France parle de ses amis et compagnons d’âge, de Nolhac, de Plessis, il peut se tromper lui même tant qu’il voudra ; mais qu’il parle de Jules Simon, qui a quarante ans de plus que lui, qui est presque d’un autre siècle, il se doit d’être sincère et lucide.