Nietzsche à l’égard de Wagner, l’autre ses principaux arguments dans sa lutte contre la morale chrétienne.
… La France, elle aussi aura bientôt son Nietzsche — en traduction. « Dans cette France de l’esprit qui est aussi la France du pessimisme » le philosophe aurait voulu naître. « Je ne suis qu’un hasard en Allemagne », disait-il, « — les Allemands n’ont pas de doigts pour nous, ils n’ont en général pas de doigts, ils n’ont que des pattes. » et il se demandait parfois pourquoi il écrivait encore en allemand. Etrange aveuglement du génie ! Que serait Nietzsche sans sa langue, sans cette langue allemande qu’il savait modeler si admirablement, cette langue qu’il avait fait revivre sous sa pensée. Traduites, ses œuvres perdront beaucoup de leur fraîcheur, elles seront des fleurs séchées, aux couleurs pâlies, où l’on cherchera en vain la finesse des lignes et les inflexions gracieuses. Ses idées resteront ; elles dureront encore, quand nous tous et ce qui nous entoure sera oublié dès longtemps. Mais leur terrain véritable est la France, comme aussi le terrain véritable pour Richard Wagner a été, d’une façon bien un peu posthume, la France. « Un fait reste certain pour tous ceux qui connaissent le mouvement de la culture européenne : le Romantisme français et Richard Wagner s’appartiennent de la façon la plus étroite. Tous dominés par la littérature jusque dans leurs yeux et leurs oreilles — les premiers artistes de l’Europe d’une culture littéraire universelle — eux-mêmes, pour la plupart, écrivains, poètes, interprètes et intervertisseurs des sens et des arts, tous fanatiques de l’expression, grands explorateurs dans le domaine du sublime, du laid et de l’horrible aussi, plus grands explorateurs encore dans l’art de l’effet, dans l’art d’attirer et de tirer l’œil, tous avec des talents dépassant de beaucoup leur génie — virtuoses de part en part, avec de mystérieuses approches vers tout ce qui séduit, attire, contraint et renverse, ennemis nés de la logique et de la ligne droite, avides de l’étrange, de l’exotique et de l’immense, tentés par tous les opiats des sens et de la raison. En résumé, un genre d’artistes intrépides et aventureux, superbes et violents, montant très haut avec des attractions très hautes ; un genre d’artiste qui devait enseigner à son siècle — c’est le siècle des masses — ce que signifie le terme « artiste ». Mais malade… »[1]
Ecrire la psychologie de ces artistes malades, remonter à la genèse de leur développement, décomposer la morale de leur époque — le principe de la décadence — édifier l’idéal de force qui les guérira, tel sera l’œuvre de Nietzsche. Chez nous il choquera dès le début notre wagnérisme excessif, on ne comprendra pas pourquoi le philosophe s’est séparé du maître de Bayreuth, pourquoi il craignait l’influence. Séparation cruelle qui devait le faire souffrir toute sa vie ! Wagner est pour Nitezsche le type su-
- ↑ Nietzsche contra Wagner, Leipzig, 1889 (tiré à 200 exemplaires hors commerce), pages 17 et 18.