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Page:La Revue blanche, t7, 1894.djvu/467

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rélevé de cette génération d’artistes qu’il admire et qu’il craint en même temps, de cette fascinante mollesse qui berce et enveloppe. Raison de plus pour garder un fond de sympathie, même dans les attaques les plus violentes. En une admirable page de la Gaie Science, l’auteur de Zarathustra raconte l’ « Amitié d’Etoile  » qui le rattache à Wagner. On entreverra peut-être toute la piété que cachent ces lignes.

« Nous étions amis et nous sommes devenus l’un pour l’autre des étrangers. Mais cela est bien ainsi et nous ne voulons ni nous le cacher ni nous le voiler, comme si nous devions en avoir honte. Nous sommes deux vaisseaux dont chacun a son but et sa route ; nous pouvons nous croiser et célébrer une fête ensemble, comme nous l’avons déjà fait, — et ces braves vaisseaux étaient si calmes dans un seul port, sous un seul soleil, et l’on pouvait croire qu’ils étaient à leur but déjà, qu’ils n’avaient eu qu’un seul but commun. Mais alors la force toute puissante de notre tâche nous a séparés dans des mers différentes, sous d’autres rayons de soleil et peut-être ne nous reverrons-nous plus jamais, — ou peut-être nous reverrons-nous, mais ne nous reconnaîtrons-nous point : les mers et les soleils différents nous ont transformés ! Qu’il fallût que nous devenions étrangers, voici la loi au-dessus de nous et c’est par quoi nous nous devons du respect, par quoi sera sanctifiée davantage encore le souvenir de notre amitié de jadis ! II y a probablement une énorme courbe invisible, une route stellaire, où nos voies et nos buts différents se trouvent inscrits comme de petits chemins à parcourir, — élevons-nous à cette pensée ! Mais notre vie est trop courte et notre faculté de voir trop faible pour que nous puissions être plus que des amis dans le sens de cette altière possibilité. — Et ainsi nous voulons croire à notre amitié d’étoile, même s’il faut que nous soyons ennemis sur la terre. »[1]

Je ne connais pas d’endroit plus tranquille que cette petite ville de Naumbourg-sur-Saale, avec son horizon de collines boisées, ses vieilles maisons et ses vieilles églises, ses promenades et ses jardins, avec sa ceinture de coquettes villas sans bruit. Des gens de robes et des militaires retraités y mènent leur existence paisible. Le matin des chants de vieux cantiques vous réveillent : des écoliers pauvres, en longues soutanes noires, traversent les rues en files, faisant la quête chez les habitants au son de leurs lentes psalmodies. C’était ainsi il y a trois cents ans déjà, au temps de Luther ; ce sera ainsi longtemps encore. Seule une petite garnison — saurait-il ne pas y en avoir dans une ville de Prusse — met un peu d’animation dans cette cité morte. De temps en temps la locomotive d’un tramway à vapeur qui relie la ville aux bords de la Saale et à la gare fait entendre son bruit strident, et deux ou trois wagons

  1. Die froehliche Wissenschaft. Aph. 279 « Sternen Freundschaft. »