Page:La Revue blanche, t8, 1895.djvu/274

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fautes et d’en assumer seul le châtiment ; qu’il était bon, dans toutes escapades, de s’adjoindre un complice un peu gauche et un peu niais, qui se laissât prendre et châtier sans trahir ; que, s’il était bon de donner au mensonge les apparences de la vérité, il était encore meilleur de donner à la vérité les apparences du mensonge. Il connut que l’on économisait beaucoup de temps et de vains efforts en se servant des traductions et corrigés qui exécutent les thèmes, versions ou discours mieux que ne le pourrait un pauvre petit écolier avec ses simples forces et sa piètre intelligence. Bref, comme il le déclarait plus tard, il parvint à extraire la maxime primordiale de la vie pratique, qui est : « Faites aux autres ce que vous ne voudriez pas qu’on vous fit », qu’il commentait à l’aide de cette seconde maxime : « Garde-toi, je me garde », et de cette tierce : « Il faut toujours tirer parti des choses ».

En foi de quoi il dérobait dans les vergers, donnait toujours le premier coup de poing et vendait les souvenirs de famille lorsqu’il avait besoin d’argent. Néanmoins, il chérissait sa mère et la vénérait, et s’abstenait de la battre comme font les mauvais enfants — au cas qu’elle lui refusât quelque menue monnaie pour jouer. Ainsi grandit-il en force et en subtilité ; Mme Sharp comptait le placer dans une maison de banque, et ne doutait pas que par son sens pratique il ne parvînt à une situation avantageuse.

M. Sharp avait un peu plus de quatorze ans lorsque la veuve, cédant aux sollicitations réitérées d’une hydropisie, se décida enfin à quitter ce monde ; son fils liquida les affaires du cabaret ; il trouvait qu’il n’y avait pas de place pour lui dans ErnestVille, et, saisi du désir de dépayser un peu ses idées, il s’en fut à New York, où il resta trois ans.

Ici, nous perdons sa trace ; il a refusé de s’expliquer sur l’emploi de ces trois années. Le commencement de son séjour fut assez heureux ; il dépêcha son héritage le plus vite qu’il put, « acheta de l’expérience » chez les gens qui tiennent cette denrée : les filles et les escrocs ; il s’obstina à jouer contre les grecs jusqu’à ce qu’il eût surpris tous leurs secrets ; il parvint à connaître les divers moyens de tricherie, « et, me disait-il, à partir de ce moment, nul doute que je n’eusse plus perdu un penny si ces messieurs m’avaient laissé quelque chose à jouer : c’est à cette efficace que se borne en général l’utilité de l’expérience ».

M. Sharp tomba petit à petit dans la plus déterminée misère. Toutefois, il réfléchissait qu’il avait encore environ quarante-cinq ans à vivre, et que, n’ayant plus rien à perdre, il avait tout à gagner. Les premiers temps de gêne lui parurent pénibles. « J’avais, au jour de ma richesse, acheté une superbe chaîne de montre en or jaune, d’une pesanteur de cent dollars ; et comme j’espérais sans cesse une série meilleure, je n’avais pas voulu m’en séparer. Vint un jour de pénurie telle qu’il me fallut renoncer à ma chaîne ; j’essayai de la revendre : mais nulle part on n’en voulut. Des marchands receleurs auxquels je m’adressai, les uns crurent que mon bijou était faux, les autres s’imaginèrent que la police leur envoyait un faux voleur