Page:La Revue blanche, t8, 1895.djvu/275

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pour les prendre en flagrant délit ; je ne pouvais m’exposer à me faire arrêter chez les grands marchands. Je restai fort embarrassé du précieux câble, lorsque j’imaginai un ingénieux moyen de le négocier. J’allai au bureau des objets perdus et, profitant d’un moment où le sergent était seul, je dis : « Voilà une belle chaîne d’or que j’ai trouvée au coin de la Ve avenue ». Le sergent me répondit : « Ça va bien, posez ça là ; donnez vos noms et qualités, et revenez dans six mois et un jour : si le propriétaire ne l’a pas réclamée, la chaîne vous sera rendue ». Le surlendemain je retournai au bureau et je demandai si on avait réclamé la chaîne. L’officier de police m’annonça sans sourciller : « Oui, c’est un M. Harris qui l’a reconnue ; il a laissé dix dollars de récompense ». Et il me tendit l’argent. Ai-je besoin de vous dire que je n’avais jamais eu de montre ? À cette époque, je ne dînais pas et je n’achetais pas de gants, et je n’ai jamais prétendu, en soupirant, que ce fût le bon temps ! »

M. Sharp trouva enfin un emploi honorable et s’engagea, comme figurant, dans un théâtre ; mais un soir, encore que le livret le spécifiât, il refusa de remplir ses fonctions de garde et d’arrêter en scène le jeune seigneur, innocent et trahi : sa sensibilité s’y opposait ; il jeta donc sa hallebarde aux pieds de Marguerite de Bourgogne en s’écriant : « Non, vraiment, je ne peux pas, c’est plus fort que moi : demandez-moi autre chose. » Et, au milieu du tumulte, il sortit, entraînant avec lui ses fidèles soldats : Buridan était sauvé !

M. Sharp devint aboyeur d’élections, puis courtier de popularité ; et, certainement, il aurait conquis une position splendide, si un jour, mis en fureur par les sottises que débitait son candidat, il n’avait eu l’idée de monter à la tribune et de le combattre. De nouveau réduit aux expédients, il suivit une secte religieuse en qualité de « converti », c’est-à-dire qu’il sautait sur l’estrade à la fin de chaque séance, et confessait publiquement ses erreurs. Il eut des dissentiments avec le patriarche de la secte, et la quitta pour fonder une secte rivale, dite des « Indifférents », dont il s’intitula le grand-prêtre. Déjà les dons affluaient en foule et la nouvelle religion prospérait, quand le vice-grand-prêtre fonda à son tour une troisième secte concurrente « Les Vagues », qui rallia presque tous les fidèles de l’Indifférence. M. Sharp rentra dans le siècle et accepta de servir dans un bar.

La vie des hommes de talent n’est point uniforme ; il semble que la destinée les promène de métier en métier afin de leur montrer le monde sous ses aspects les plus divers. M. Sharp devint ensuite conducteur d’ascenseur dans un hôtel. « Cette période, avouait-il, me fut très profitable. La position de conducteur d’ascenseur est propre à la méditation, en ce qu’elle comporte beaucoup de hauts et de bas ; elle vous permet de saisir l’humanité sur le vif ; les voyageurs en ascenseur détendent leurs traits et prennent leur expression vraie. Enfin elle vous apprend à vous arrêter à temps. Entre temps, je rédigeais des articles incendiaires pour une feuille avancée. Cela vous étonne ! J’ai même écrit des romans. Ce qui fait la supé-