Page:La Revue blanche, t8, 1895.djvu/279

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jeunes, jolies femmes de bonne classe, qui, par ennui ou besoin d’argent, souhaitaient entrer en liaison suivie avec le premier venu. Il leur assigna à chacune un jour par semaine, se bornant à changer chaque fois la garniture de cheminée (la seule chose qu’une femme remarque).

Au bout de quelques mois, M. Sharp n’était point las de ce manège ; grâce à la régularité quasi administrative de cette vie sensuelle, aucun accroc ne s’était produit. L’esprit du pratique gentlemen ressentit le fâcheux contre-coup de ces débauches ; il tomba fol amoureux d’une ballerine, et pour liquider d’un seul coup ses 15 faux ménages, sans les prévenir, il loua le rez-de-chaussée à un pasteur méthodiste de Suisse. L’homme de Dieu qui avait payé d’avance dut se charger des ruptures successives ; mais il hérita des pendules.

M. Sharp s’était épris d’une danseuse de ballet. Elle ne pouvait le souffrir ; elle avait un amant très riche, qu’elle aimait. Lorsqu’elle apprit cela à William-Michael, il pensa mourir de douleur. Il se fit conduire près du lac du Bois, à minuit, un soir d’hiver ; il congédia son fiacre et s’apprêtait à se jeter à l’eau ; en ôtant sa pelisse, il sentit que le froid pinçait terriblement ; en outre l’eau était gelée à une forte épaisseur. Or, M. Sharp qui n’avait pas peur de la mort avait peur du froid. Il leva les yeux vers le ciel et, considérant la brave figure indulgente de la Lune, il conclut soudain que la vieille chère Taânit avait raison, et qu’une peine d’amour ne valait pas la peine de casser la glace. Il remit sa pelisse, s’éloigna d’un pas pressé. Il erra, une grande partie de la nuit, à travers bois, s’égara et fut attaqué par des rôdeurs, contre lesquels il défendit gaillardement la vie qu’il voulait jeter à vau-l’eau quatre heures auparavant. Et cela le fit réfléchir sur l’instabilité des décisions humaines. Il sortit sain et sauf de cette aventure.

Il mena ensuite la vie de clubman ; chaque soir, il revêtait un habit, plaçait une fleur dans le sourire de sa boutonnière et se rendait au théâtre ; aux soirs de première, il imaginait d’applaudir bruyamment aux phrases insignifiantes, semait le désarroi parmi les amis de l’auteur, égarait la critique ; aux revues de fin d’année, il ajoutait, de son crû, une scène dans la salle, au désarroi des acteurs. Ensuite, le digne jeune homme s’en allait au cercle où il prenait un plaisir d’enfant à déjouer les ruses des Grecs et découvrir les portées, à signaler les filages. Puis il allait souper avec des créatures qu’il induisait à la mélancolie sentimentale, lorsqu’arrivait le dessert ; et, rentré chez elles, il les faisait délicatement pleurer au souvenir de leur vieux père.

On voulut l’arracher à cette vie de débauches et le marier ; l’ironique gentleman décourageait les meilleures marieuses par son obstination à la « gaffe volontaire » qui lui procurait une sadique jouissance. D’ailleurs, il déclarait qu’il n’épouserait qu’une « jeune fille avec tâche » parce que, disait-il, il est bon qu’une jeune femme ait une occupation. » On lui remontra qu’il importait à un homme tel que lui de faire un mariage de convenance, et au plus tôt. — M. Sharp, qui était aux eaux, télégraphia : « Choisissez jeune fille à ma convenance. »