Page:La Revue blanche, t8, 1895.djvu/282

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pensée belge. En poésie, Lacenaire ; en peinture, la maison Crespin et Dufayel.

Bill Sharp est aussi connu en Amérique qu’en France, quoi qu’il ait écrit plus de livres en français qu’en anglais. Il fit partie du premier mouvement humoriste français, avec Alphonse Allais, Jules Renard, Courteline, Grosclaude, Tristan Bernard et Parsmagna lui-même. Quels que soient les moyens employés (Pincer-sans-Rire, Rires-sans-Pincer, Pincer et Rire), c’est toujours une entreprise malaisée que d’amuser les « honnêtes gens ». Il est rare que la gaieté désopilante ne s’accompagne pas d’une certaine grossièreté ; or, la gaieté vraiment littéraire, la gaieté des « honnêtes gens » est à ce point délicate et discrète, qu’elle ennuie et déconcerte les sots ou les épais ; ceux-ci nièrent la gaieté de l’école humoriste. Ils s’écrièrent : « Ça, de la gaieté ? Des histoires de croque-mort, des aventures macabres, des plaisanteries américaines. Ah ! ce n’est pas là le rire de nos pères, le rire à ventre déboutonné, la vieille gaieté française, le rire de Rabelais et de Voltaire. Ohé ! ohé ! »

Or, 1° la vieille gaieté française, qu’il ne faut pas plus confondre avec le rire de Rabelais qu’avec le hideux sourire de Voltaire, la gaieté de nos pères et d’Armand Silvestre est parmi les choses les plus fétides qui soient, étant donné qu’elle trouve ses meilleurs effets dans la scatologie, la pornologie, ou la gynécologie. — 2° Les gens qui rient franchement, largement et puissamment, sont des rustres mal élevés ; et plus mal élevés encore s’ils vont jusqu’à se déboutonner. — 3° Les croquemorts sont très gais. — 4° Les Américains sont corrects, pratiques et judicieux, qui dépassent rarement le sourire et encore faut-il que les choses en vaillent la peine. — 5° Le rire de Rabelais, très différent du rire de Voltaire, a de frappantes analogies avec le rire de Grosclaude ou celui de Tristan Bernard. — 6° Rien n’est aussi américain et-pince-sans-rire que la gaieté de Voltaire.

Les ennemis du rire revinrent à la charge : « Les écrivains gais ne sont pas sérieux ! Tandis que tant de passionnants problèmes se dressent, à cette heure fiévreuse où les classes sociales, prêchi, prêcha… tandis que l’avenir s’annonce gros d’orages, et allez donc, et allez donc… Tandis que le peuple gronde et menace, et patati et patata… que font les auteurs gais ? Ils s’amusent. » Ah ! je vous écoute, qu’ils s’amusent ! Il ne leur paraît pas qu’il y ait aujourd’hui plus ou moins de problèmes qu’autrefois ; et comme ce sont les mêmes qui se posent depuis que Caïn a tué Abel, pour lui démontrer expérimentalement la loi de la concurrence vitale, comme il n’y a aucune raison pour que ça change, les écrivains gais s’égaient aux dépens des gens sérieux. Possédant la plus grande indulgence, ils ont aussi la plus grande clairvoyance ; ils savent ce qu’il faut penser des indignations de celui-ci, du socialisme de celui-là, de la charité de ce troisième. En outre, étant assurément libres, ils n’ont point le sens du respect qui humilie. Leur très vive sensibilité, qu’ils protègent sous l’ironie, les garde de toute sensiblerie ; enfin, on ne peut citer aucune chose belle ou noble qu’ils aient attaquée.