Page:La Revue blanche, t8, 1895.djvu/283

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Les vrais écrivains leur font l’honneur de les considérer comme leurs égaux ; en effet, on leur doit les seuls progrès accomplis dans l’évolution de la langue française depuis une dizaine d’années ; ils ont admis les tournures populaires, les mots empruntés à l’argot des ateliers ou à la langue usuelle ; des trouvailles d’expression venues au hasard de la plume sont devenues officielles ; ils ont beaucoup contribué à assouplir et dégourdir le langage. Au demeurant, ils sont des littérateurs.

Je viens d’exposer les opinions de M. Sharp touchant la querelle dite « des auteurs gais ». Il les compléta en m’exposant comment il comprenait l’humour.

Il disait que l’humour était une façon originale et vive, et fort commode pour les moralistes, de considérer les choses et d’en exprimer le caractère ; tantôt l’humoriste déforme la réalité de manière à en manifester quelque partie ; tantôt il imagine quelque aventure fabuleuse où, soit par symbole, soit par schéma, soit par hyperbole, se développe l’idée ; mais il apporte à son travail « de la bonne humeur », une ironie dépouillée de méchanceté ; car, de ce que l’on rit de l’humanité, il ne faut pas conclure qu’on ne l’aime pas ou qu’on ne la comprenne pas ; au contraire, il faut un esprit plus subtil, plus varié et plus ample pour cette critique sans aigreur qu’est l’humour, que pour toutes les déclamations clichées des sociomanes quémandeurs de réclame ; force reste toujours à ceux qui savent mettre les rieurs de leur côté.

Il (M. Sharp) estimait aussi la logique être la chose la plus folâtre qui fût au monde ; il jugeait en outre que les lois — qui sont les extraits concentrés des sagesses accumulées d’un peuple, jointes aux sagesses des peuples anciens — les lois semblent l’œuvre d’un concile d’aliénés ; que le devoir de l’humoriste est de se servir de la logique pour jouer aux quilles avec les lois ; qu’il ne fallait pas se flatter d’améliorer le monde (où nous sommes d’ailleurs locataires pour un bail de quelques milliers d’années à peine) ; en somme, qu’il ne convenait pas de prêcher les hommes, mais de les égayer avec leurs propres travers.

M. Sharp a écrit un essai historique sur d’art de dérober en société (1875), suivi de la biographie édifiante du père françois (1877), les réflexions sur l’évangélisation des jeunes vauriens (1882), où se trouve le célèbre chapitre « des Devoirs de Dieu envers les hommes ». En 1888, traité du calembour, son rôle dans l’association des idées.

Ces ouvrages n’ont pas encore été traduits. Mais M. Sharp met la dernière main à une édition en français de son « roman cynique », le révérend samuel, qui est populaire là-bas.

Pierre Veber.