Page:La Revue blanche, t9, 1895.djvu/404

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mutilé lui-même. Après cela, c’est en vain qu’il paiera, il n’aboutira pas au vrai luxe, faute d’une élémentaire propreté morale, et toutes les complaisances de l’art ne ranimeront point son sens esthétique aboli ; on voit, au contraire, sa déchéance sentimentale manifestée dans les formes de l’espèce, dans l’épaississement des nuques, dans la bestialité des masques ; les pratiques secrètes du capitalisme ont provoqué la revanche de la nature qui stigmatise de laideur et de bouffissure l’aristocratie d’argent : les dessins de Forain historiant ce phénomène nous amusent souvent de philosophie triste. Mais, d’autre part, le sens harmonieux de la vie ne s’est pas mieux réalisé chez l’électeur ouvrier grisé d’une souveraineté frelatée comme l’alcool qu’il boit ; le paysan, ce Chinois de la civilisation, est resté cupide et féroce en dehors du développement historique et le temps n’est pas loin où, dépossédé de sa terre hypothéquée, il n’aura d’autre ressource que de renforcer les masses militaires et prolétariennes, car son sens de la propriété n’est pas celui de nos « faiseurs » et, dans le conflit journalier, c’est toujours le capital qui dupe la petite épargne ; quant au manœuvre qui n’a d’autre richesse que ses enfants, sa position sacrifiée est évidente ; il la souffre cependant, parce que le moyen d’en sortir ne lui apparaît pas nettement ; en effet, la loi de sa vie ne laisse pas beaucoup de marge à la fantaisie : travaille ou meurs ! c’est là son devoir et son droit.

Certes, il pourrait encore choisir, mais il n’ose pas, l’instinct de la conservation domine sa volonté, il manque d’héroïsme et c’est bien naturel. Les prolétaires vivent donc pour perpétuer leur misère et pour alimenter de leur force le gaspillage public. Qu’ils consentent à mourir en masse, et il est évident que les conditions sacrifiées du travail changeront, on ne les laissera pas faire, le capital privilégié sera déchu de ses droits, une nouvelle vie sociale commencera que nous soupçonnons à peine.

En principe, ce serait l’abolition de la loi de famine sur laquelle pivote notre ordre social. Pour éviter le retour aux anciens errements qui tendraient à se rétablir par la force et la ruse, et pour assurer un meilleur développement de toutes les individualités, on serait obligé de reconnaître que les hommes ne sont pas en tous points différents, qu’ils ont entre eux des contacts et des identités d’où résultent des libertés multipliées de l’un à l’autre, et ces points acquis d’une façon commune suffiraient à la constitution d’un milieu social en élaboration constante, agrégé par simple affinité. L’ordre nouveau serait de proclamer au-dessus de toute atteinte particulière les nécessités communes de la vie, et cela n’irait point sans écorner les droits régaliens du capital. L’égalité des individus ne s’en suivrait pas, nécessairement et par force, conformément au rêve barbare des communistes autoritaires, mais personne au nom de la loi ne pourrait plus exploiter son semblable.

On a constaté que cette espérance raisonnée développait le sentiment de la révolte ; quelques jeunes hommes sensibles et impatients, furent ainsi conduits à rompre violemment avec leur milieu, avec leurs habitudes, et même à forcer leur