caractère aux attitudes froidement tragiques ; mais les masses, qui subissent cependant la contagion de l’exemple, n’ont pas cette sensibilité, et, sur la foi d’un raisonnement, jamais elles ne consentiront à jouer le tout pour le tout. Il faudrait pour qu’elles se laissassent gagner par l’enthousiasme que leur nature répugnât à l’esclavage et rien n’est moins certain, car des atavismes de servitude les ont façonnées ; il leur manque aussi l’amour du risque, en dehors du pari mutuel : pour tout dire, leurs forces de volonté sont assez malades. Il se peut qu’on les entraîne par des mirages, mais jamais l’action pour l’action ne les séduira, et pourtant leur appétit ne se satisfait pas de la sagesse du doute.
Dans ces conditions apathiques, comment la transformation du dedans au dehors pourra-t-elle s’effectuer ? Je crois qu’il faudra compter avec l’intelligence désintéressée d’une minorité qui posera le problème sans en altérer les données, en dénonçant les antagonismes et en précisant la base matérielle d’une discussion. Il ne s’agit pas de s’attendrir, mais de qualifier dans le jeu social un certain degré de lâcheté et d’inconscience. Notre république est pleine de gens sans aveu qui s’annoncent en bienfaiteurs libéraux et qui pratiquent l’humanité à la façon des négriers : toute la question est de savoir si l’on veut vivre en bonne intelligence avec ces gens-là. J’entends bien qu’ils pratiquent l’égoïsme et qu’on ne peut les attaquer au nom d’une autre morale que leur bon plaisir, mais qu’on affiche leur raison d’être en contraste avec les égoïsmes voisins et la supercherie dont ils bénéficient apparaît évidente ; de toute manière leurs personnages sont trop mal composés pour qu’on s’y intéresse, non seulement cruels mais souvent grotesques, comme les çakaras du théâtre indien : par exemple on les voit robustes, juchés sur les épaules du pauvre qui trébuche, le gourmant, hoquetant de leur passion philanthropique et s’applaudissant de leur position conquise par le travail. À défaut de toute autre raison, il y a là un spectacle répugnant. Pensez en même temps que toutes les ressources nationales sont employées en protections — qui protège-on ici ? — et il se pourrait que le croc-en-jambe fût à vos yeux la seule morale de cette charge ; dans un cas si généralement accepté, la complexité du philosophe candide conclut au scepticisme, à l’abstention et aux ironies d’après-dîner qu’affectionnait Renan, mais on excuse le croyant sincère qui, plutôt que de jouer un rôle complaisant dans la farce méchante, s’en tire par une impolitesse envers l’humanité. Si la minorité favorisée était vraiment riche, si son développement psychique et sa fraîcheur d’esprit obtenue au prix du labeur et des souffrances de la majorité rachetaient tant d’obscures douleurs, si nulle plainte ne s’élevait d’en bas, il semble cependant que cette manière d’entendre la vie serait justifiée et qu’on serait mal venu à faire le procès d’une société où chacun serait à sa place, mais trop d’inhumanité et de sottise d’un côté compensent mal l’énergie perdue de ceux qui veulent vivre et qu’on repousse en les raillant d’une ridicule souveraineté. Du reste, l’équilibre n’est-il pas depuis longtemps rompu ? la foi aux supériorités a disparu, faute d’hommes supérieurs : on