Page:La Revue blanche, t9, 1895.djvu/406

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ne reviendra pas sur ces choses ; le principe hiérarchique est sans fondement dans une humanité franche qui se suffit à elle-même, il ne se maintient plus dans le corps social que par la violence, la vie nouvelle s’en trouve gênée, et c’en est assez pour légitimer la crise prochaine, mais rien ne sera sans l’effort d’une minorité indépendante.

Si la France, en dehors de sa représentation parlementaire, comptait seulement un petit nombre d’hommes de bonne volonté pénétrés de l’importance du problème social, assez convaincus pour l’exposer simplement, en affirmant le droit à la vie, et consentant à ne pas le résoudre à leur profit personnel, au moins quant aux petits intérêts, ils pourraient créer un mouvement social formidable : le peuple est las des mystificateurs, mais il suivra ceux qui lui parleront avec franchise et sympathie, sans esprit de secte, au nom de la solidarité humaine. L’attitude de ces ouvriers nouveaux de la Révolution est facile à préciser, conforme encore aujourd’hui à ce qu’elle était hier :

Sans croire aux absolus, ils vont vers quelque chose de meilleur. Ils comprennent que toute hypertrophie sentimentale témoignerait d’un mysticisme nouveau ; ils n’élèvent point d’idoles de peur d’être bientôt dans l’obligation de les renverser ; leur Liberté n’a pas d’autels, il ne faut pas que l’oppression et la persécution puissent s’exercer en son nom, et c’est la déesse qui n’existe pas. Pour eux pas de halte, la bonne auberge n’est que de passage, et, la mort exceptée, nulle paix définitive. — Mais le bonheur est en dehors des fictions paradisiaques et des terres promises, il naît d’une activité généreuse sans obligation et du reflet immortel de nous-mêmes que nous avons vu dans les yeux des autres.


Tournons-nous donc vers les pauvres et ne leur demandons pas trop, n’allons pas, comme cet illuminé dont parle Ibsen, présenter partout la « créance idéale » sans en vouloir rien rabattre et comprenons aussi que les faibles n’avanceront que si le but leur est montré tout proche ; respectons chez eux cette illusion nécessaire à leur progrès.

Il convient de rester en communication directe avec la foule et de lui parler sans ambition, car le temps de l’ambition est passé ; il faut lui proposer avec amour nos idées les plus précises, confronter notre sensibilité à la sienne, lui offrir quelque image de notre rêve et de ce but lointain vers lequel notre esprit d’aventures veut l’entraîner ; et puisqu’en somme il ne s’agit que de la liberté de vivre pour réaliser ce grand but de l’humanité qui est l’affranchissement des individus, indiquons la question sociale sur les points matériels les plus directs : le pain, l’abri, l’instruction mutuelle. Par ces moyens nous abrogerons la loi de famine qui soutient l’ordre actuel, nous en finirons avec l’assassinat économique et nous consacrerons une liberté réelle qui permettra aux hommes qui le voudront — il se peut qu’on ne veuille rien — de se soustraire à l’exploitation qui les diminue sans profit pour personne.

Victor Barrucand