Page:La Revue blanche, t9, 1895.djvu/441

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Notre repas finit par un Bruderschaft et la conversation aborda des sujets ordinaires. Bakounine me reprochait toujours mon « vous », car, je ne pouvais pas m’habituer à le tutoyer.

Comme j’avais l’intention d’aller en Russie, en passant par l’Italie du nord, je restai à Locarno encore quelques jours, tandis que R-s retournait à Zurich. Je passais tout mon temps chez Bakounine ; j’arrivais chez lui vers les dix ou onze heures du matin et j’y restais jusqu’à minuit et même plus tard, car il veillait longtemps. Je n’ai souvenir que de fragments de nos interminables conversations. Ainsi s’est conservé vivement dans ma mémoire comment il persistait à me persuader que la participation des brigands aux choses révolutionnaires, est un sûr indice de ce que la révolution donnera, car, avant tout, ils savent apprécier exactement la véritable situation et porter un jugement net sur les événements. Ils ont le flair de ce qui leur profitera et de ce qui leur sera préjudiciable, et si on les voit se lancer dans la révolution, c’est que celle-ci aura assez de succès pour devenir un objet d’exploitation. Seulement, ajouta-t-il, les brigands compromettraient la révolution aux yeux de l’opinion publique et cela vaut qu’on y prenne garde.

Enfin je commençai à faire les préparatifs de mon voyage. La veille de mon départ, Bakounine, qui avait calculé, d’après l’indicateur, la somme nécessaire à mon retour, me demanda de lui montrer le contenu de ma bourse. Je cherchai, vainement, à le persuader que j’étais suffisamment muni d’argent ; il insista quand même. Je fus contraint d’ouvrir mon porte-monnaie, il y manquait à peu près trente francs.

— Je vais m arrêter en Bohême, où j’ai des amis. Je pourrai leur emprunter autant d’argent que j’en aurai besoin, lui dis-je.

— Bon, bon, va me conter de ces fables ! dit Bakounine. Et il prit dans le tiroir de sa table une petite boîte en bois, l’ouvrit, et, toujours en suffoquant, il compta trente francs qu’il me remit.

— Très bien. Je restituerai cet argent dès que je serai arrivé en Russie, lui dis-je.

— À qui veux-tu donc le restituer ? N’est-ce pas à moi ?

Et il ajouta.

— Mais c’est de l’argent qui ne m’appartient pas.

— À qui devrai-je donc l’envoyer.

— Hein ! Voyez-vous ce défendeur de la propriété privée !… Enfin, si tu tiens absolument à restituer cet argent, tu le donneras pour la cause russe.

Je pris alors congé de lui et quittai Locarno.


Debagori-Mokrievitch


(Traduit du russe par Marie Stromberg.)