Page:La Revue blanche, t9, 1895.djvu/440

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée

la ville, une maison achetée en son nom, et qu’il voulait nous montrer. Les révolutionnaires italiens l’avaient acquise dans le but d’y créer un lieu de refuge, en même temps que pour assurer la position de Bakounine à Locarno. Comme propriétaire, il ne pouvait être expulsé du canton, lors même que le gouvernement italien l’eût demandé ; ce qui était à craindre, le dit gouvernement avait déjà eu vent de la participation de Bakounine aux menées révolutionnaires.

Nous traversâmes obliquement là baie. Après avoir gravi par un étroit sentier la falaise abrupte et broussailleuse, nous entrâmes dans la propriété. Maison d’un étage, aux murs décrépits. La face donnant sur le lac était plus haute que l’autre, ainsi qu’il arrive pour toutes maisons bâties sur une pente. Les épaisses murailles de cette vieille bâtisse, qui me semblait fort peu habitable, lui donnaient l’aspect d’un petit fort.

Lorsque nous pénétrâmes à l’intérieur, une atmosphère humide et rance nous enveloppa. La maison présentait d’ailleurs beaucoup de commodités comme lieu de refuge. On pouvait se glisser inaperçu jusqu’au bord du lac, libre dans toutes les directions. Pour éviter la douane, on pouvait gagner l’Italie en canot.

Bakounine me racontait qu’ « eux » (les révolutionnaires italiens) et lui allaient y installer une « imprimerie ambulante » pour imprimer des proclamations au moment de la révolution ; qu’ils auraient là leur dépôt d’armes, des fusées à la Congrève et d’autres « machines » pour la révolte, dont on approvisionnerait l’Italie…

Après avoir terminé l’inspection, nous descendîmes dans le sous-sol, où le gardien de la maison nous servit un repas composé de pain, de fromage et de mauvais vin. À table, nous continuâmes la conversation sur le même sujet.

Bakounine était tout absorbé par la création d’un dépôt d’armes et d’un refuge à passages secrets, par lesquels, au besoin, on pourrait s’évader. Cependant, il croyait à la possibilité d’une perquisition chez lui. Peut-être ne se fiait-il pas assez à la liberté en Suisse, ou méditait-il des choses que dans aucun pays on ne pourrait souffrir…

— Vous autres, Russes, aurez besoin, peut-être, d’une imprimerie ambulante pour faire imprimer à l’étranger vos feuilles volantes. Eh bien, vous penserez en installer une par ici.

Mais, aussitôt il changea de ton et ajouta rudement : — Ah, ces conspirateurs russes ! ils vont commencer à bavarder et compromettront encore notre cause italienne…

Ce reproche m’était très désagréable et je pris en mains la défense des Russes, d’une manière que je ne puis me rappeler. Mais, quelle fut mon émotion, lorsque, après avoir fini son exposé, Bakounine s’écria : — Eh, quoi ! ces Russes !… De tout temps ils ont prouvé qu’ils n’étaient qu’un troupeau ! À présent, ils sont tous devenus anarchistes ! L’anarchie chez eux est pour le moment à la mode. Qu’il s’écoule quelques années encore, et l’on ne trouvera plus un seul anarchiste parmi eux !

Ces mots se fixèrent dans ma mémoire et, souvent, après, ils se présentaient à mon esprit dans leur vérité prophétique…