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nous offrant du café dans des tasses ébréchées, une bienvenue intéressée, du reste. « C’est le cheikh ? » demandè-je à un de nos muletiers. Et celui-ci, pour me faire comprendre le peu d’importance de l’individu en question, me répond en souriant : « Cheikh onouss. » (Un demi-cheikh).

Et pendant que nous nous reposons sur les rochers, à l’entrée du village, de jeunes femmes portant des paquets passent devant nous, vêtues d’une sorte de chemise bleue et d’un pantalon de même couleur, brodé de rouge par le bas. En les regardant, en regardant la gracilité de leur démarche, la finesse de leurs traits, la distinction de tout leur être, je ne puis croire que je suis dans un pays à peine civilisé. L’Arabe qui, partout ailleurs, est extraordinairement sensuel et voluptueux, ici est dédaigneux de l’amour qui s’offre à lui sous une forme parfaite ; cette race du Yémen, race vieille non mélangée de sang étranger, est-elle lasse d’être ? Trouve-t-elle qu’il y a assez longtemps qu’elle existe et qu’elle a enfin droit au repos éternel ? Mais pourquoi cette indifférence se rencontre-t-elle chez un peuple dont les femmes sont si délicatement mignonnes ?

L’air devient froid. Un brouillard glacé nous enveloppe peu à peu, pénétrant ; le nuage gris qui se meut disparaît, revient, cachant tout par moments, ou s’ouvrant pour laisser voir, dans une éclaircie d’un instant, des villages perchés sur les sommets voisins, ou bien les éternels champs de café, et des laboureurs, et des étendues de roches de couleurs étranges, roses, vertes. Nos guides, enveloppés dans des peaux de moutons qui forment des vestes sans manches, font songer aux hommes primitifs. Puis, plus froid encore à mesure que le soleil se couche, le brouillard s’épaissit, couvrant les vallées d’un linceul blanc suspendu en l’air, laissant voir, près du sentier, des chameaux broutant l’herbe, perchés comme des chèvres sur la pente de la montagne.

Menakha.

Des maisons de pierres vertes, grises ou roses, bâties sans chaux ni mortier, des portes basses, sans ornements, des escaliers de terre, des chambres étroites, où l’on se tient à peine debout, des fenêtres d’albâtre au lieu de vitres : tout cela plus différent de l’Orient encore que de notre vieille Europe. Menakha est une véritable ville, bien propre, bien balayée, avec une assez nombreuse garnison turque, dont la caserne domine toutes les autres maisons.

Fathma nous regarde en riant silencieusement ; elle a de grands yeux noirs, le nez très droit, des mains fines, un type très européen. Nous essayons de la retenir, mais elle nous échappe et, se glissant hors de la chambre par la porte étroite comme un soupirail, elle disparaît.

(À suivre.)       Paul Tany.


Chronique de l’Étranger

UNE ROMANCIÈRE RÉALISTE

D’AUTREFOIS : JANE AUSTEN

Il est intéressant de rechercher les origines des genres littéraires : c’est ce que fait le distingué critique de The Academy, qui, en nous donnant une pénétrante étude sur Jane Austen, nous montre, dans son œuvre, les débuts du réalisme anglais.

On parle beaucoup de nos jours, dit-il, du développement du réalisme, de la fidélité à la nature, à laquelle nous sommes censés avoir ramené les arts. Cependant, le don de présenter une peinture exacte de la vie, dans un milieu quelconque, est maintenant si rare, qu’il est presque introuvable. D’un autre côté, nous ne demandons, ni n’apprécions la vérité en tout. L’expression : « l’étrangeté ou l’insanité du génie », s’applique à chaque esprit, ou presque, dont l’œuvre résiste au souffle destructeur du temps. Les grands savants même n’ont pas échappé à l’étreinte de l’irréel dans les libres rêveries, qui leur ont permis de nous représenter des lois et des évolutions, qu’on ne peut encore prouver par la raison. Tous ceux qui essaient de dépeindre la vie humaine, en poésie, en prose, en peinture, en statuaire, de quelque façon que ce soit, sont naturellement portés à cette étrangeté, à cette insanité de conception.

Pourtant, nous affectons d’admirer et même de souhaiter une vraie représentation des choses telles qu’elles sont. Plus est grand l’effort, la contorsion mentale, mieux nous acclamons l’artiste comme un réaliste ; et il n’est pas besoin de chercher plus loin que Dickens, pour prouver cette vérité.

La passion absolument saine n’existe pas, et le génie sans la passion paraît également impossible. L’indiscutable et suprême talent de Jane Austen est une exception à l’appui de cette règle.


Contemporaine de Mme de Staël, qu’elle se refusa à connaître, Jane Austen se tint également à distance de l’esprit germanique et du lyrisme mis à la mode par Jean-Jacques Rousseau. Au contraire de son prédécesseur, Miss Edgeworth, elle acquit par ses romans une célébrité durable. Macaulay dit d’elle, que le seul écrivain qui égale et dépasse son impérieuse maîtrise est Shakespeare.

Si étonnant que cela puisse paraître, les romans de Jane Austen furent longtemps refusés par les éditeurs, et son chef-d’œuvre : Pride and Prejudice ne parut que vingt ans après qu’il fut écrit.

Comparé à la série des romans réalistes modernes, tissés de fictions brillantes et absurdes, Mansfield Park ou Pride and Prejudice fait l’effet d’un courant d’eau pure dans un pays desséché. Mais vous n’y trouverez rien de propre à donner un spasme d’émotion. Les chagrins et les joies de la vie nous sont décrits ici dans toute leur profondeur ; mais ils nous apparaissent,