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comme dans la réalité, dans leur claire complexité ; et nous pouvons nous rendre compte ainsi des deux aspects de l’existence.

La voix de Jane Austen est celle que nous entendons chaque jour. Ses opinions sont celles d’un être ordinaire de notre temps et même de tous les temps. Quel autre romancier a osé montrer l’amour comme un sentiment bête et ridicule, comparé aux avantages d’une union convenable ? Si un jeune homme ou une jeune fille aime déraisonnablement, sans pouvoir espérer un mariage « confortable », Jane Austen nous donne le jugement de son monde et de son époque. Qui dira qu’il n’est pas celui de toutes les classes de la société et de tous les siècles ?

Ses héroïnes sont délicieusement bien élevées, douées d’à-propos et d’esprit, et pourtant incapables de commettre les vulgaires folies de l’amoureuse moderne. Ces admirables jeunes filles (on ne saurait les qualifier autrement) se distinguent toutes par leur prudence dans le don de leur cœur et par une circonspection plus grande et plus remarquable encore dans le don de leur main.

N’est-ce pas la vie, telle que nous la connaissons ? Est-ce que les êtres les plus sages, les plus raisonnables, les plus sincères, se marient après un enlèvement et risquent le bonheur de leur vie et celui des autres pour un caprice de la passion ? De tels mariages procurent-ils le bonheur calme et tranquille, que nous rencontrons chaque jour ?


Nous ne pouvons nous plaindre que Jane Austen manque de sincérité envers la vie : elle en aurait plutôt trop. Car ce que nous demandons à l’écrivain, comme au peintre ou au musicien, est quelque chose d’irréel : et cette lueur poétique n’existe jamais dans un monde, où les couples qui s’évadent sont obligés de revenir, pour choisir les malles à emporter et les vêtements dont ils auront besoin, sous peine de partir sans bagages et d’être mis à la porte des hôtels.

Nous voulons « la lumière qui ne fut jamais, sur terre ou sur mer ».

C’est cette lumière magique, ou au moins le sentiment qu’elle existe quelque part pour quelqu’un d’autre, qui forme l’âme même du roman contemporain ; un tel élément manque tout à fait dans l’œuvre de Jane Austen, quelque grand et immortel que soit son génie. A-t-elle raison ? N’est-il pas possible que le romanesque soit un défaut au point de vue du spectateur, de même qu’un paysage révélerait à un œil averti toutes sortes de défauts prosaïques, de toits d’ardoises et de poteaux télégraphiques ?

Mais le brouillard, aux yeux d’un myope, se pare d’un nimbe d’or. L’essence de l’art est un brouillard de myope ; et la première chose qu’un artiste attende de son critique est de comprendre le point de vue auquel il se place et de le juger d’après cela.

C’est ce brouillard, qui manque absolument dans les ouvrages de Jane Austen. Si elle avait pris la plume de Scott, qu’aurait-elle fait de la poésie du moyen âge, où vraiment aucune poésie n’a jamais existé : la moralité, la propreté personnelle, le langage et l’hygiène s’y trouvant tout à fait primitifs ou même inconnus ?

Si elle avait pu franchir son monde ou son cercle — chose inconcevable — qu’aurait fait cette réaliste, des éléments avec lesquels Dickens s’acquit tant de sympathies et d’hostilités ?

La réponse se trouve peut-être dans cette photographie extraordinaire et sans pitié, qu’est la description que nous donne Jane Austen de la maison et de la famille Price à Porsmouth, vers la fin de Mansfield Park. Pour ce qui est du pur réalisme, on ne saurait trouver mieux dans toutes les peintures qu’a faites Dickens de la petite bourgeoisie.

Supposons aussi, que Jane Austen ait touché aux thèmes de Thackcray, à ceux de Trollope, à ceux de n’importe quel de nos récents écrivains d’imagination. Quelle lumière blanche et froide, pénétrante, n’aurions-nous pas, au lieu d’un romanesque contorsionné ? Pourtant, ici, la petite vieille fille, calme et avisée, aurait été moins sincère envers la vie que dans ses descriptions propres ! Tant pis pour la vie ! Jane Austen aurait vu là où d’autres ont seulement rêvé.


Il manque aussi, dans son œuvre, l’amour de la Nature, qui s’allie, de notre temps, au romanesque. Elle ne le néglige pas, car il lui était tout simplement inconnu, comme cela arrive à la plus grande partie de l’humanité. Il n’est pas de mot plus vrai que celui de de Calvert, s’écriant :

« Un poète inoccupé, ici et là,
Regarde autour de lui. Mais, pour tous les autres,
Le monde impénétrablement beau
Est plus triste que la plaisanterie d’un bel esprit. »

De nos jours, l’amour et l’admiration de la Nature sont devenus une mode et un signe de culture. Cependant il est aussi peu naturel à des êtres humains d’admirer le monde dans lequel ils vivent, que de soupirer après une vie simple et un dur travail — ce qui est aussi une mode et une attitude d’esprit cultivé.

Quand Jane Austen nous décrit un paysage tel que celui de la propriété de Darcy, ou le pays environnant Barton Cottage, ou tout autre encore, c’est à seule fin de nous faire connaître les revenus et les prétentions du propriétaire ou bien les inconvénients de sa situation.

De même, si vous écoutez attentivement, vous trouverez bien des gens qui additionnent, en décrivant leur voisinage ; et vous verrez que pas une personne sensée ne consentirait à vivre dans le site le plus enchanteur, s’il est humide ou s’il ne répond pas à ses besoins.


Dans tous les ouvrages de Jane Austen, nous trouvons la romancière elle-même, femme quelconque de la vie ordinaire, prudente et soignée, affectueuse, point égoïste, industrieuse, sachant se dominer, spirituelle et