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bonne. Elle est assise dans son frais « parlour » bien rangé ; tandis qu’au dehors, le coucher du soleil est dans toute sa gloire, que les oiseaux chantent dans les bocages, que se déroulent, pour d’autres, les peines et les délices, que les cœurs meurent et s’enflamment — ou croient du moins subir ces émotions. Mais ici, dans la chambre fraîche et en ordre, nous savons que de telles expressions sont l’exagération des sentiments communs à toute l’humanité et probablement le résultat d’un tempérament hystérique ou d’une constitution dégénérée.

Que pense Jane Austen de la folie et des passions ?

Exactement ce qu’une personne ordinaire en penserait maintenant et toujours, lorsqu’ils surgissent dans la vie réelle. Sa Marianne, mi-consciente et malade d’amour, erre dehors, seule pour rêver à son amant — jeune homme dissipé et peu intéressant. Elle prend froid en mouillant ses souliers et contracte une fièvre infectieuse.

Jane Fairfax, qui aime secrètement contre toute prudence et toute autorité, nous est dépeinte comme une jeune fille décevante et mal élevée, que certainement nous jugerions telle, si elle faisait partie de notre famille.

Les gens qui apparaissent étranges dans l’œuvre de Jane Austen ne sont pas grandis fallacieusement : ce sont « des flirts », des têtes légères, des dissimulés ou des égoïstes. Quelle description plus parfaite que l’enlèvement de Lucy Steel par Robert Ferrars ? ou la fuite de Maria Rushworth et de Charles Crawford ? Le point de vue, le jugement, sont sans pitié et exactement ceux que vous entendez, quand vous rencontrez de pareils scandales dans la vie. Et les cœurs brisés, et la fierté blessée des pauvres parents restés en arrière, qui ont toute la honte et le blâme à supporter !

Dans les soi-disant romans réalistes modernes, qui traitent de sujets analogues, les protagonistes deviennent une sorte d’orchidée magique, croissant dans la société, sans racines visibles, sans soucis matériels, sans origines.

Pour cet esprit admirablement équilibré, qui envisage la vie telle que nous la connaissons, une hypothèse aussi peu naturelle est inconcevable. Les caractères, dans ses études, n’évoluent pas hors de leurs propres moyens, comme il advient dans les illusoires études psychologiques qui font la joie des romanciers d’aujourd’hui et de leurs lecteurs. Ils ne réunissent pas non plus, de naissance, toutes leurs qualités, comme de simples plantes ou comme les héros de la fiction moderne. Ils nous sont montrés, faisant partie d’un tout humain, modelés par des êtres, qu’ils influencent en retour.

Aussi ne trouvons nous pas facile d’admirer ces personnages, de les louer, de les blâmer ou de les envier sans restriction. Quel est celui dont le jugement bien équilibré pèse la vie réelle d’une autre façon ?


Ayant ce grand, rare et presque unique exemple de réalisme sous les yeux, dit le critique de The Academy, quel avantage n’y aurait-il pas à s’en référer à ces pages, chaque fois que nous voulons formuler une opinion sur ce qui prétend être du réalisme ! Mais hélas ! combien de lettrés le feront ? Bien peu, s’il en est même quelques-uns. Car Jane Austen gardera l’admiration de tous, mais restera le délice de quelques privilégiés, qui ne demandent pas de mélodrame, parce qu’ils ne s’attendent pas à en voir dans l’air froid de la vérité absolue.

Nous sommes affamés de contes de fées. Nous tournons vers ces grandes manifestations de l’irréel le regard instant, la brûlante fièvre de malades. Cependant peut-être Jane Austen occupe-t-elle le piédestal promis à l’écrivain d’un génie absolument normal et sain !



UN VIEUX DRAME

Il y eut de tout temps des procès criminels célèbres. L’un des plus retentissants à la fin du xviiie siècle fut celui qu’occasionna un drame passionnel survenu à Aix-en-Provence, le 30 mai 1784. Mme la présidente de Castellane Saint-Juers, marquise d’Entrecasteaux, fut trouvée le matin empourprant le lit de son sang, la gorge coupée, morte !

Affolement, descente de justice, interrogatoires, enquêtes : Avant que ces opérations légales ne fussent terminées, le 3 juin, on apprit que le marquis d’Entrecasteaux, président à mortier au Parlement de Provence, mari de la victime, avait disparu. « Cette fuite précipitée d’un magistrat du rang le plus élevé, d’un accusateur que la justice ne menaçait pas encore, n’a pu être prise, déclare le procureur général, que pour un aveu du forfait, du moins par le public, qui juge plus librement que les tribunaux, parce qu’il n’est pas chargé du soin de punir. »

Un procès par contumace est engagé devant le Parlement de Provence, contre celui que toutes les circonstances dénoncent. Le 17 novembre, le Parlement, Chambres assemblées, déclare d’Entrecasteaux coupable, et le condamne à la mort, par le supplice de la roue. L’exécution a lieu par effigie. En même temps recherches et demandes d’extradition suivent leur cours contre le fuyard, réfugié en Portugal. Il est arrêté, emprisonné à Lisbonne, où il meurt d’une fièvre maligne (16 juin 1785).

Il n’avait que vingt-sept ans. Il avait commis son meurtre pour recouvrer la liberté et épouser une femme du monde, sa maîtresse.

Tous les incidents de cet horrible drame de famille sont fixés avec une précision sans défaut par M. J. Audouard, dans son livre sur : Le Crime du marquis d’Entrecasteaux (H. Daragon). De fort belles gravures y représentent les personnes mêlées à cette tragique affaire.

Jacques Lux.

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