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Page:La Revue bleue, série 3, tome 8, 1884.djvu/687

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précédents, des discours encore plus incohérents.

On ne le laissa pas sortir au jardin. Le docteur, voyant que son poids diminuait et que son agitation augmentait, lui fit faire des piqûres de morphine qui eurent pour résultat de l’endormir. À son réveil, il avait tout oublié, même la seconde fleur à cueillir.

Il la cueillit pourtant trois jours après sous les yeux du vieux gardien, avant que celui-ci eût pu l’arrêter. Le vieux courut après lui ; le fou s’enfuit dans l’hôpital avec un grand cri de triomphe, se précipita dans sa chambre et cacha la fleur dans son sein.

— Pourquoi cueilles-tu les fleurs ? lui demanda le gardien qui l’avait suivi.

Le fou était déjà étendu sur son lit dans sa pose ordinaire, les bras croisés. Il commença à débiter de telles extravagances que le gardien, sans ajouter un mot, se contenta de lui ôter le bonnet de coton à croix rouge, oublié dans la rapidité de la course, et s’en alla.

La lutte imaginaire recommença. Le fou sentait le Mal sortir de la fleur en longs fils rampants, semblables à des serpents. Ceux-ci l’enlacèrent, s’entortillèrent avec force autour de ses membres et imprégnèrent tout son corps de leur suc effroyable. L’homme tantôt pleurait et priait, tantôt se répandait en imprécations contre son ennemi.

Vint le soir. La fleur était fanée. Le fou l’écrasa avec les pieds, ramassa les débris et les porta dans la salle de bains, où il les jeta dans le poêle. Il regarda son ennemi se tordre, crépiter et, enfin, se transformer en une pincée de cendre blanche. Il souffla et tout disparut.

Le lendemain, il était plus faible. Très pâle et les joues creusées, il continuait en trébuchant sa course insensée.

— Je ne voudrais pas recourir à la force, dit le docteur à l’aide-chirurgien.

— Il faut pourtant absolument l’arrêter. Il ne pèse plus que 93 livres. Si on le laisse continuer, il n’en a pas pour plus de deux jours.

Le docteur réfléchit un instant :

— Dites de l’attacher. Mais je ne crois pas qu’il en réchappe.

On l’attacha sur son lit. Pendant plusieurs heures il travailla à se débarrasser de ses liens. À force de se débattre, il y réussit, et il commença à parcourir la chambre en vociférant des discours incompréhensibles. Les gardiens se mirent à trois pour le recoucher et le rattacher, et ils n’y parvinrent qu’après une longue lutte, harassante pour tout le monde.

— Vous ne savez pas ce que vous faites ! criait-il. J’en ai vu une troisième sur le point de fleurir ! Laissez-moi finir l’affaire. Il faut la tuer ! la tuer ! la tuer ! Ensuite tout sera terminé, tout sera sauvé ! Je pourrais vous y envoyer ; mais il n’y a que moi qui puisse le faire. Rien que de la toucher, ça vous ferait mourir !

— Taisez-vous, taisez-vous ! dit le vieux gardien, qui se trouvait de service dans sa chambre.

Tout à coup le fou se tut. Il avait résolu de tromper ses surveillants. On le laissa attaché toute la journée. Le soir venu, on le laissa encore attaché. Après lui avoir fait manger son souper, le vieux gardien étendit un matelas à terre et se coucha. Une minute après, il dormait profondément, et le fou se mit à l’œuvre.

Il se tordit jusqu’à ce qu’il eût atteint une des barres de fer de son lit et commença à frotter vigoureusement sur le coupant du fer la manche de sa camisole de force, à l’endroit de la main. Au bout de quelque temps, la grosse toile de la manche s’usa et il réussit à faire sortir son index par le trou. Dès lors l’opération alla plus vite. Avec une adresse et une souplesse incroyables, il défit derrière son dos les nœuds des manches de la camisole de force et se dégagea ; après quoi, il écouta longtemps ronfler le gardien. Le vieux dormait solidement. Le fou ôta tout à fait la camisole de force et se coula hors du lit. Il était libre. Il essaya d’ouvrir la porte : elle était fermée en dedans et la clef se trouvait probablement dans la poche du gardien. Il n’osa y fouiller de peur de réveiller celui-ci et se décida à sortir par la fenêtre.

La nuit était douce et humide ; la fenêtre était ouverte ; les étoiles brillaient dans un ciel sombre. Le fou les regarda. Il reconnaissait les constellations et il se réjouissait de ce que les étoiles, à ce qu’il lui semblait, le reconnaissaient aussi et s’intéressaient à lui. En clignant des yeux, il vit les innombrables rayons qu’elles lui envoyaient et sa résolution s’en fortifia. Il fallait arracher ou écarter un des barreaux de fer de la fenêtre, descendre par l’étroite ouverture dans le petit passage rempli de broussailles et franchir une haute muraille de pierres. C’était la dernière lutte, et après ? Quand ce serait la mort !…

Il essaya d’arracher le barreau de fer avec ses mains nues ; mais le barreau ne céda pas. Alors il prit la camisole de force, en tordit les manches en manière de corde, les attacha à l’extrémité du barreau et s’y suspendit de tout son poids. Après des efforts inouïs, qui avaient presque épuisé le reste de ses forces, le fer forgé plia et un étroit passage se trouva ouvert. Il s’y glissa, non sans s’écorcher les épaules, les coudes et les genoux, se jeta au travers des broussailles et s’arrêta au pied de la muraille. Tout était tranquille. Les veilleuses des chambres éclairaient faiblement les fenêtres du vaste édifice, et ces fenêtres étaient désertes. Personne ne l’observait ; le vieux gardien, couché à côté de son lit, dormait sans doute profondément. Les étoiles scintillaient d’un air caressant et leurs rayons lui entraient au cœur.

— Je vais venir vous trouver, murmura-t-il en regardant le ciel.

Un premier essai pour franchir la muraille ne réussit pas. Il retomba tout en sang. Alors il se mit à chercher un endroit favorable. Le mur rejoignait un autre mur et le point de jonction était un peu dégradé.