Page:La Revue bleue, série 4, tome 2, 1894.djvu/103

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souhaitant (et en quels vers il l’avait dit !) la paix qu’elle donne. On sentait que sa pensée s’était presque continuellement abîmée devant elle, lui demandant le sens de la vie…

Mais les sujets se succédaient vite. Et il racontait ses diverses navigations, de l’île natale aux côtes de France, — en compagnie du capitaine Bastard, dont le fils était là, — les gros requins, « des horribles bêtes, avec leurs gros yeux ronds », suivant le sillage du navire, et leur pêche, les matelots les dépeçant à coups de hache sur le pont ; des escales à Saint-Louis, où il visitait les dépendances d’une sorte de commerce d’animaux féroces, les grands ours velus parqués dans un cirque immense, la nourriture déposée dans de hautes cages ; de quel bond nerveux, de quelle souplesse de chat, s’enlevaient les lourdes bêtes (et il avait un geste à lui pour les peindre en leur élan)… puis des équipées de jeunesse, des courses errantes à travers la Bretagne… et, fourmillant d’anecdotes caractéristiques, ses premières relations de la vie littéraire avec Flaubert, Brizeux, etc. Vigny (qu’il mettait très haut et qu’il aimait d’une conformité de caractère et du même respect de l’art) le faisant attendre une minute au salon pour aller passer une longue et correcte redingote, Mme Louise Colet le scandalisant… Et quand cela devenait drôle, il avait une façon de pincer les r, de donner à son accent une teinte de narquoiserie normande (sa famille était originaire de Normandie), tandis qu’à travers le monocle il suivait ses effets sur l’auditeur… Mais tout se ramenait en définitive à son art, et c’est de cela qu’il aimait à causer.

Cet homme, dépouillé de toutes superstitions, avait vraiment là la sienne, et trop noble pour en sourire. C’était sa religion, où toutes ses facultés mystiques s’étaient réfugiées, sa folie sublime, une autre folie de la croix, le sanctuaire où il s’enfermait dans l’horreur des vulgarités du monde, le lieu d’asile inviolable. Quand il en parlait, on lui sentait parfois un petit frémissement intérieur, mal dissimulé, comme si le dieu était en lui. Il avait quelques cahiers cartonnés où il avait transcrit des fragments de ses lectures et que, dans un tête-à-tête amical, il consentait à feuilleter devant vous.

Un jour, à la lecture d’un passage où la parfaite beauté de la poésie était décrite en termes d’une élévation religieuse, celui qui l’écoutait eut la surprise d’une voix qui se mouillait tout à coup, d’une insurmontable émotion qui saisissait le Maître. « Mon ami, vous comprenez, dit-il en s’interrompant, moi je n’ai jamais eu qu’une passion au monde, celle de la poésie ainsi comprise. Cela m’isole tristement… Aussi, quand je retrouve ainsi un écho de mes sentiments, je suis heureux, très heureux ! » Il parlait avec cette sorte de pudeur embarrassée qu’amène la confession des intimes croyances, des choses de la foi. Et c’était bien un vrai croyant ! Il en avait la sensibilité délicate à l’endroit du dogme. On lui faisait de la peine quand on lui disait, ce qui est pourtant vrai, que l’art est un luxe et une amusette.

Nul ne le quittait — peintre, sculpteur ou poète — sans emporter de ces entrevues un zèle ardent à mieux faire, le respect de son art, quel qu’il fût, la dignité dont il convenait de l’entourer. Il était un si bel exemple de ce que peuvent la patience, la foi en soi, la sincérité, la conviction, le culte de ce qui est beau, le mépris des moqueries, de la mode courante, du succès facile ! De tout cela il donnait l’émulation contagieuse.

Ce sont bien les pensées qui s’agitaient au fond de tous les cœurs à la réunion dernière. Elle fut, cette réunion, telle qu’il l’avait pu rêver. Ses amis nombreux, les jeunes, les plus anciens, l’entouraient avec un respect attendri. Et l’encombrante cohue de la foule en était absente, qui n’avait rien à faire là, puisqu’il l’avait toujours dédaignée. Les fleurs tressées en couronnes, les belles palmes toujours vertes, qui gardent les noms de vieillir, les roses en guirlandes délicates tremblaient sur lui, secouant l’oblation de leurs larmes. Et le soleil, son vieil ami, l’ardent soleil de midi, en dégageait les arômes subtils. Il s’en est allé dans ces parfums…

V

Chez ce grand esprit et d’une compréhension si vaste, nous n’avons surpris que deux faiblesses. Nous sommes encore si près de sa fin, qu’il peut sembler peu convenable d’oser cette réserve ou cette remarque. Mais on sait que c’est mal louer que donner à la fois et au même, si haut qu’il soit, toutes les belles qualités qu’il ne saurait avoir, puisque le plus souvent elles se contredisent.

Il avait une horreur singulière de la poésie élégiaque, du lyrisme trop personnel (ceux qui chantent leurs amours, leurs maîtresses, etc.), qui allait jusqu’à la colère et au dégoût, et dont Musset, nous ne savons pourquoi, portait la peine et faisait tous les frais. Il ne faut pas demander l’impartialité à un artiste. Il a fait de son art, des règles de son art, le tout de sa vie : ce qu’il y trouve de contraire dans les plus belles œuvres d’un autre l’offense comme une espèce de démenti. Il est naturellement injuste. Leconte de Lisle avait pour plusieurs, — pour Lamartine, dont le dandysme de gentilhomme l’exaspérait, — de ces pardonnables injustices.

Puis cet homme, qui savait si bien — et qui l’avait dit magnifiquement [1], — que, pour juger des

  1. Discours de réception à l’Académie française.