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Page:La Revue bleue, série 4, tome 2, 1894.djvu/104

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hommes et des choses, il faut se mettre au point du temps, et qu’une doctrine ne se mesure pas à ses seuls effets, où les passions et les infirmités de l’homme se mêlent, — qui, par sa conscience si irréprochable et si pure, par le travail, par le sérieux de ses méditations et le cercle austère où il les renfermait, s’était fait une vie qui en eût remontré à un saint, et qui en avait à quelques égards les candeurs et pudeurs enfantines, — le même homme méconnaissait absolument, en dépit des meilleurs arguments, le rôle de l’Église à travers les âges. Il lui niait toute influence civilisatrice, morale, pacificatrice, ce même que la pensée la plus libre et la plus émancipée ne lui refuse plus aujourd’hui.

Il tenait cela de sa première éducation, dont son père, docteur à l’île Bourbon, s’était seul chargé. Nourri de Rousseau et des Encyclopédistes, il l’avait élevé d’après la méthode des philosophes. De là chez Leconte de Lisle une sorte de siège fait, un mur solide aux vieux blocs cimentés où tout échouait. Sa métaphysique allait de préférence vers un grandiose et universel panthéisme qui lui semblait ce qu’il y a de plus sûr, de plus rationnel et peut-être aussi de plus poétique…

Mais Dieu l’aimait, Dieu le voulait recevoir dans sa maison. Sous les voûtes bénites de Saint-Sulpice il a dormi ses premières heures d’éternité. Maintenant il sait le grand mystère.


Léon Barracand
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SOUVENIRS DE SÉBASTOPOL
recueillis et rédigés par S. M. I. Alexandre III [1].


RÉCIT D’UN OFFICIER


Tous les défenseurs de Sébastopol savent, nous le croyons, que les denstschiks[2] des officiers de la ville avaient autant et peut-être plus à souffrir que les soldats de la ligne de bataille. Ces derniers se trouvaient, il est vrai, constamment sur les batteries, tout équipés et toujours prêts pour l’assaut ; mais grâce aux soins et à la prévoyance des chefs, les bastions étaient revêtus de forts blindages que les bombes ennemies, même du poids de cinq poudes, ne purent détruire ; aussi ne se trouvaient-ils en danger de mort que pendant les travaux de terrassement, les sorties, les assauts ou les forts bombardements, c’est-à-dire quand les pertes de part et d’autre étaient les mêmes, tandis que les denstschiks devaient séjourner dans la ville, se loger dans des maisons en ruines, et, sous les coups de canon, laver le linge et faire la cuisine de leurs maîtres, et chaque jour porter deux fois les marmites sur les bastions sous une grêle de balles.

Lorsque je fus promu officier, on me donna comme denstschik le soldat Clément Kompantzeff, qui paraissait incapable de servir sur le front de bataille. Il était natif du gouvernement de Poltawa, c’était un homme d’environ 23 ans, franc et honnête. Il était très mécontent d’être denstschik ; il y attachait une sorte de honte. Quand je l’eus persuadé qu’ainsi il se trouvait également au service du Tzar, il se consola et me servit fidèlement, me soigna non comme un maître, mais comme si j’eusse été son père. Je lui confiai même tout mon argent, et je le retrouvais toujours intact. |

Un jour, étant de service de jour sur le front droit du 4e bastion, appelé par les Français eux-mêmes le « Bastion de la mort », je sortais du blindage pour examiner la façade, quand tout à coup, derrière la porte, je rencontrai Kompantzeff, qui tenait à la main un fragment d’une marmite en terre glaise, où se trouvait un morceau de viande. À ma question : « Qu’est-ce que cela signifie ? » Il me répondit, presque avec des larmes dans les yeux :

« Mais cela signifie, Votre Noblesse[3], que vous resterez aujourd’hui sans déjeuner, car je ne vous ai apporté là qu’un seul morceau de viande, et encore est-il sali de boue.

— Et comment cela est-il arrivé ?

— Ces méchants Français ont déjà démoli les maisons de la ville, de sorte que d’ici peu il n’y aura plus un seul endroit où pouvoir s’abriter de la pluie, et maintenant ils s’en prennent à nos marmites, que le diable les emporte, ces anathèmes ! Je vous portais votre déjeuner tout en pensant : Mon maître va bien déjeuner aujourd’hui, car j’ai préparé un fameux stschi[4]. À peine étais-je sorti sur la place du théâtre, qu’une folle balle française siffla devant moi et. pan ! dans la marmite ; elle se cassa, le stschi fut renversé et la viande tomba dans la boue, — je l’ai ramassée et vous l’ai apportée dans le fragment de marmite, car je sais que vous devez avoir faim. Il faudra manger la viande telle qu’elle est. »

Quand Kompantzeif eut fini son récit, le brave sous-officier Sofronoff, qui se trouvait derrière lui, ajouta en souriant :

« Ne grondez point le pauvre Kompantzeff, Votre Noblesse, il dit la vérité ; ayant été relevé de mon

  1. Les pages qu’on va lire sont extraites d’un volume qui doit paraître prochainement à la librairie Ollendorff : Souvenirs de Sébastopol, recueillis et rédigés par S. M. I. Alexandre III, empereur de Russie.
  2. Denstschik veut dire, en russe : soldat au service d’un officier (une ordonnance).
  3. Titre honorifique des officiers subalternes et des fonctionnaires de la 9e à la 14e classe.
  4. Soupe aux choux, mets favori des Russes.