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Page:La Revue bleue, tome 49, 1892.djvu/470

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terrés et à ce qu’il y eût tous les jours de grands feux allumés sur les places publiques pour assainir les rues. Des distributions de genièvre et de vinaigre étaient régulièrement faites aux pauvres.

Mais avant tout, matin et soir, isolément ou en processions, tous les jours on avait visité les églises, et adressé à Dieu d’incessantes prières. Tous les soirs, quand le soleil disparaissait derrière la montagne, les cloches élevaient vers le ciel les supplications de leurs voix géantes. Le jeûne était prescrit et les reliques constamment exposées sur les autels.

Un jour même, à bout de ressources, du balcon de l’hôtel de ville, au son des tambours et des trompettes, on avait proclamé la Vierge protectrice de la ville à perpétuité.

Mais tout cela ne servait à rien : tout semblait également inutile.

Quand les habitants s’aperçurent que le ciel ne voulait pas ou ne pouvait pas venir à leur secours, ils ne s’en tinrent pas à se croiser les bras, résignés à l’inévitable, mais il se fit un changement épouvantable en eux.

Tout le péché caché se montra au grand jour : c’était comme si une seconde Peste fût venue se déchaîner à côté de l’autre et ravager les âmes pendant que la première ravageait les corps, tant il se passait d’actes incroyables, tant l’égarement était monstrueux. L’air retentissait d’injures et de blasphèmes, des cris et des hurlements de l’orgie, et les jours de ces hommes étaient plus chargés d’horreurs que la nuit la plus noire de débauches.

Buvons et mangeons, car demain nous mourrons, était la devise qu’ils semblaient répéter en chœur dans un infernal concert, et si tous les péchés n’avaient pas existé déjà, sûrement ils les auraient alors inventés. On voyait fleurir les vices les plus monstrueux et les plus rares. La nécromancie, la sorcellerie, l’invocation du Diable étaient aussi communément pratiquées, car bien des gens espéraient tirer des puissances infernales le secours que le Ciel n’avait pas voulu leur accorder.

L’assistance, la compassion avaient disparu des âmes. Chacun ne pensait plus qu’à soi. Le malade était considéré comme l’ennemi commun, et s’il arrivait qu’un malheureux vînt à tomber dans la rue, terrassé par les premières atteintes du fléau, nulle porte hospitalière ne s’ouvrait pour lui, tout le monde le repoussait de son chemin à coups de pique et de pierre.

Et la peste augmentait toujours ; le soleil d’été brûlait la ville ; depuis bien longtemps il n’était pas tombé une goutte de pluie, pas un souffle de vent ne s’était fait sentir. Des cadavres, qui se corrompaient dans les maisons ou qui gisaient sans sépulture, s’élevait une odeur insupportable qui se mêlait à la lourde atmosphère des rues et attirait sur les toits de noires nuées de corbeaux. Sur les murs de la ville, de grands oiseaux étranges, au bec énorme, aux serres puissantes, aux yeux féroces et fixes plongés sur la ville, semblaient attendre qu’elle ne fût plus qu’un monceau de pourriture.

Depuis onze semaines déjà, la peste durait, lorsque les gardiens des tours et ceux qui se trouvaient sur les hauteurs remarquèrent un cortège étrange qui, de la plaine, serpentait au milieu des murs noircis et des tas de ruines et de décombres dans les rues incendiées du nouveau Bergame. Beaucoup de monde, au moins six cents personnes, hommes et femmes, vieillards et jeunes gens, et, dominant cette foule, de grandes croix noires et de larges bannières rouges comme le feu. Tous ces gens chantent, en marchant, sur des rythmes lugubres qu’on entend de loin, dans l’air lourd et accablant.

Leurs vêtements sont de couleur sombre, bruns, gris ou noirs ; sur la poitrine, tous portent un signe que de près on reconnaît être une croix. Ils se rapprochent toujours ; maintenant ils suivent le chemin escarpé, bordé de murs, qui mène à la vieille ville. Déjà l’on aperçoit distinctement cette multitude de pâles visages. Dans les mains ils tiennent des disciplines, et des pluies de feu sont peintes sur leurs bannières rouges. Au-dessus des têtes se balancent les croix noires.

Une odeur se dégage de cette foule entassée, odeur de poussière, de sueur, de cendre et de parfum d’église. Ils ne chantent plus, à présent ; ils ne parlent pas, et l’on n’entend que le bruit de leurs pieds nus sur le sol, semblable au piétinement d’un troupeau.

Puis le chant recommence, le Miserere ; ils serrent les disciplines dans leur main, et avancent hardiment comme au son d’un hymne de guerre.

Ils semblent venir d’une ville affamée, leurs joues sont creuses, leurs pommettes saillantes, leurs lèvres pâles sans une goutte de sang, des cercles noirs cernent leurs yeux.

Ceux de Bergame, assemblés, regardent avec étonnement et inquiétude. Leurs visages rouges, flétris de débauches, contrastent avec ces faces pâles, leurs regards mornes et impudiques s’abaissent devant la flamme de ces yeux brûlants, et le rire railleur s’arrête sur les bouches impies en entendant ces hymnes pieux.

Il y a du sang aux lanières des disciplines, et les gens de Bergame se sentent mal à l’aise en présence de ces étrangers.

Mais l’impression ne dure pas et ils reprennent bientôt toute leur assurance. Ayant reconnu dans la foule des pénitents un cordonnier de Brescia, à moitié fou, ils se mettent tous à se moquer de lui.

Cependant comme il y avait là quelque chose de nouveau, un divertissement inattendu, et que les étrangers se dirigeaient vers la cathédrale, on les suivit à peu près comme on suit une bande de bateleurs ou des ours savants.