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Page:La Revue bleue, tome 49, 1892.djvu/471

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Tout en avançant et en se bousculant, on se sentait mécontent et mal à l’aise devant la gravité de ces gens. On se rendait parfaitement compte que ces cordonniers et ces tailleurs étaient venus pour essayer de prêcher et de convertir, pour dire des choses qu’on ne se souciait pas d’entendre. Il y avait, parmi ceux de Bergame, deux philosophes maigres, aux cheveux gris, qui avaient érigé l’impiété en système et excitaient la foule de toute la malice qu’ils avaient dans le cœur. Aussi plus on approchait de l’église et plus l’attitude devenait menaçante ; il s’en fallut de bien peu qu’on ne portât une main violente sur les flagellants.

À quelques pas de la porte de la cathédrale, une troupe de compagnons d’orgie qui sortaient d’un cabaret s’était mise en tête de la procession ; ils criaient, ils chantaient et parodiaient les chants pieux de la façon la plus grotesque ; aussi la foule recouvra-t-elle bientôt sa joyeuse humeur, et tout le monde pénétra sans incident dans le sanctuaire.

Tout d’abord, on fut saisi de s’y retrouver, de rentrer dans cette vaste et froide enceinte, de respirer cette atmosphère remplie d’âcres parfums de cire brûlée, et de fouler aux pieds ces dalles enfoncées, aux inscriptions usées et à demi effacées. Et pendant que l’œil curieux se reposait involontairement dans la douce lumière tamisée des nefs, sur les peintures enfumées et les dorures à moitié éteintes, ou bien plongeait dans les recoins sombres de l’autel, on se sentait envahi d’une irrésistible inquiétude.

Cependant la mascarade se prolongeait jusqu’au pied du maître-autel. Un grand jeune homme, de ceux qui étaient sortis du cabaret un instant auparavant, un boucher, avait mis son tablier blanc sur ses épaules en guise de chasuble et disait une messe de dérision avec des paroles d’impiété, d’impudicité et de blasphème ; un petit homme gras et court lui servait de sacristain et récitait, en guise de répons, les chants les plus sacrilèges. Il allait et venait, s’agenouillait, faisait des génuflexions en tournant le dos à l’autel, agitait la clochette comme un grelot de Folie, et décrivait des cercles autour de lui avec l’encensoir. Et les autres libertins riaient aux larmes de ses longues génuflexions, vociféraient, s’agitaient dans les hoquets de l’ivresse.

Et toute l’assistance riait et lançait des huées, narguant les étrangers et leur demandant s’ils voyaient maintenant combien on s’occupait du bon Dieu dans le vieux Bergame. Car, au fond, ce n’était pas tant contre Dieu même que toutes ces impiétés étaient dirigées, mais plutôt contre ces saints pénitents et parce qu’on se faisait une joie de les affliger.

Ceux-ci se tenaient au milieu de la grande nef, gémissant de détresse, tremblant de colère et de soif de vengeance. Les yeux et les mains levés au ciel, ils demandaient à Dieu de se venger du mépris qu’on faisait de son nom jusque dans son temple. Qu’il montrât seulement son pouvoir, eux consentaient à périr avec ces audacieux, s’il triomphait, si l’épouvante, le désespoir et le repentir sortaient de toutes ces bouches impies.

Et ils entonnèrent le Miserere qui, dans chacune de ses notes, retentit comme un appel à cette pluie de feu qui dévora Sodome, à cette force de Samson quand il renversa les colonnes du temple des Philistins. Ils priaient en paroles, comme par leurs chants, et, découvrant leurs épaules, agenouillés en rang, les uns derrière les autres, nus jusqu’à la ceinture, ils se frappaient de lanières noueuses et ferrées, et leurs dos se couvraient de raies sanglantes. Ivres de colère, ils redoublaient les coups, et le sang coulait à flots le long des lanières sifflantes. Chacun des coups était offert à Dieu en sacrifice. Ah ! s’ils pouvaient se mettre en pièces devant ses yeux !

Qu’il soit puni, torturé, anéanti, ce corps qui a péché contre ta loi, Seigneur, et que Dieu voie combien ils le haïssent, combien ils l’abaissent, pour te plaire, plus bas que des chiens, plus que la plus misérable vermine qui rampe dans la poussière à tes pieds ! Et les coups se succédaient jusqu’à ce que les bras retombassent épuisés de fatigue, et les flagellants restaient là, étendus, les yeux étincelants de délire, l’écume aux lèvres et le sang ruisselant sur tout le corps.

Et ceux qui les regardaient sentirent tout à coup que leurs cœurs battaient violemment : la chaleur leur montait au visage, leur respiration était oppressée, un frisson glacé passait en eux, et leurs genoux chancelaient ; ceci les impressionnait enfin, car leur folie comprenait ce délire.

Être l’esclave d’un Dieu puissant et cruel, se traîner, s’abîmer à ses pieds et être sa chose, non dans la résignation d’une piété tranquille et d’une humble prière, mais dans une ivresse, une rage de renoncement furieux, dans le sang, les clameurs et sous les lanières rouges de sang, voilà ce qu’ils pouvaient comprendre. Le boucher lui-même se tut, et les vieux philosophes baissèrent leurs têtes grises devant les regards qui les entouraient.

Il y eut soudain un grand calme dans l’église ; à peine remarquait-on un léger ondoiement dans la foule.

Alors un des étrangers, un jeune moine, se leva pour parler. Il était pâle comme un linge, et ses yeux noirs brillaient comme des charbons ; les traits douloureux autour de sa bouche semblaient un pli gravé dans le marbre.

Il leva vers le ciel ses mains amaigries, et les larges manches de son froc découvrirent, en retombant, ses bras blancs et décharnés.

Alors il parla.

Il parla de l’enfer qui est infini comme le ciel, du monde de tortures que le damné aura à traverser, à