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Page:La Revue bleue, tome 49, 1892.djvu/472

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remplir de ses gémissements, de l’océan de soufre, des champs de scorpions, des flammes qui l’entoureront comme un manteau, le perceront comme une épée qu’on retournerait dans la plaie.

Immobiles et silencieux, ils écoutaient ses paroles. On était près de croire qu’il avait vu de ses yeux ce qu’il disait, et l’on se demandait s’il n’était pas lui-même un damné vomi par l’enfer pour témoigner de ces choses.

Puis il prêcha sur la loi et ses rigueurs. Il dit qu’elle devait être accomplie dans ses moindres points, et que la plus légère transgression serait comptée. « Mais le Christ est mort pour nos péchés, direz-vous, et nous ne sommes plus sous la Loi. Mais, moi, je vous le dis, l’enfer n’en laissera pas échapper un seul parmi vous, et pas une des dents de fer de la roue de torture ne passera sans déchirer votre chair. Vous comptez sur la croix du Golgotha ; venez, venez la voir, venez, que je vous mène à ses pieds !

« C’était un vendredi, comme vous savez, qu’ils le firent sortir par une des portes de la ville, chargèrent ses épaules d’une lourde croix et la lui firent porter jusqu’au lieu aride et désolé de son supplice, pendant qu’ils le suivaient en foule, soulevant la poussière, qui s’étendit en nuage rouge sur leur chemin. Alors ils le dépouillèrent de ses vêtements et découvrirent son corps, le laissant, comme les juges laissent un malfaiteur, exposé à tous les regards, afin que tous pussent voir le corps de Celui qui allait être livré à la torture. Et ils le couchèrent par force sur la croix, l’y étendirent et plantèrent un clou de fer dans chacune de ses mains et un autre clou dans ses deux pieds croisés.

« Puis ils plantèrent la croix dans le sol ; mais elle ne voulait pas tenir solidement, et ils la faisaient vaciller de côté et d’autre ; ils furent obligés de mettre des coins et des chevilles pour l’assujettir, et ceux qui le faisaient mirent leurs chapeaux, pour que le sang qui dégouttait de ses mains ne tombât pas dans leurs yeux.

« Et lui, de sa croix, regardait les soldats qui jouaient à qui aurait sa tunique sans couture, toute cette foule qui le huait et pour le salut de qui il souffrait ; et il vit que, dans toute cette multitude, il n’y avait pas un œil compatissant.

« Eux aussi le regardèrent souffrant et faible, là-haut, sur sa croix ; ils regardèrent l’écriteau au-dessus de sa tête, où il était écrit : « Roi des Juifs », et ils se moquèrent de lui et lui crièrent :

« — Toi qui détruis le Temple et le rebâtis en trois jours, sauve-toi toi-même. Si tu es le Fils de Dieu, descends de cette croix.

« Alors le noble Fils de Dieu sentit un grand courroux ; il vit qu’elle n’était pas digne d’être sauvée, cette foule d’hommes qui remplit la terre. Il enleva ses pieds des clous qui les retenaient, pressa de ses mains les clous et les retira, de sorte que les bras de la croix se tendirent comme les branches d’un arc ; il sauta à terre et s’empara violemment de sa tunique, de sorte que les dés roulèrent le long de la pente du Golgotha. Il les lança loin de lui, avec le courroux d’un roi offensé, et remonta au ciel.

« Et la croix resta vide, et la grande œuvre de la Rédemption ne fut jamais accomplie. Il n’y a pas de Médiateur entre Dieu et nous. Il n’y a pas de Christ mort pour nous sur la croix, il n’y a pas de Christ mort pour nous sur la croix, il n’y a pas de Christ mort pour nous sur la croix ! »

Il se tut.

Aux dernières paroles, il s’était penché sur la foule, et du geste semblait les laisser tomber sur elle comme une malédiction. Un gémissement d’angoisse remplissait l’église ; dans les coins, on entendait des sanglots.

Le boucher s’avança, les mains levées, menaçantes et s’écria :

— Moine, moine, veux-tu le reclouer à la croix, dis, le veux-tu ?

Et, derrière lui, des voix enrouées répétaient :

— Oui, oui, crucifiez-le !

Et de toutes les bouches menaçantes ou suppliantes retentit comme un tonnerre ce même cri sous les voûtes :

— Crucifiez-le !

Puis, claire et vibrante, une voix isolée :

— Crucifiez-le !

Mais le moine contemplait cet essaim de mains tendues, ces visages anxieux aux bouches béantes et sombres dans lesquelles brillaient des dents blanches comme celles des bêtes de proie. Il étendit les bras vers le ciel, dans une muette extase, puis en souriant il descendit.

Ses compagnons reprirent leurs bannières, où étaient peintes les pluies de feu, et leurs croix noires vides, et ils s’en retournèrent en chantant vers les portes de la ville.

Du vieux Bergame on les regardait descendre. Le chemin escarpé bordé de murs était inondé des rayons du soleil, qui se couchait dans la plaine, et toute cette lumière empêchait de distinguer très bien le cortège. Sur les murs seulement se dessinaient nettement les ombres noires des grandes croix qui se balançaient au-dessus de la multitude.

Les chants s’éloignèrent. On ne distinguait plus que quelques bannières rouges dans les ruines de la ville incendiée, et bientôt tout disparut dans la plaine qu’éclairaient les derniers rayons du soleil couchant.


J.-P. Jacobsen.