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LETTRES INTIMES

là un flair rare, et peu répandu. Qui donc, lorsque parurent les Pleureuses de Henri Barbusse, devina que cet écrivain deviendrait un des plus illustres de l’ancien continent ? Tous les jours, je reçois des livres et les feuillette en me posant cette question : L’auteur a-t-il de l’étoffe ? C’est difficile à deviner. Non, certes que je songe à constituer une bibliothèque pour la vendre. Ce sont procédés de gagne-petit et de caque-deniers à la mode des rustauds. Mais il me plaît deviner une future célébrité. Peu d’écrivains débutent dans un puissant tumulte. Il faut flairer le génie. Évidemment c’est une besogne d’éditeur, car tous voudraient engager — et par un long contrat léonin — un futur auteur à succès, tant que sa timidité débutante coupe les ailes à ses exigences. Mais en réalité aucun éditeur n’a prévu jeunes les grandes gloires de littérature. Certains ont voulu les imposer. Ceci n’est plus que du négoce. C’est d’ailleurs du meilleur.

Voilà donc comment la bibliophilie, telle qu’on la comprend en France, crée l’état d’esprit dont le témoignage alla jusque chez vous. Je ne saurais vraiment donner, comme vous me le demandez, une appréciation morale de cette aventure. Tout ce qui prouve un individualisme vétilleux et passionné, tout ce qui attente rudement aux hypocrisies sociales, et prouve un caractère fortement gravé me plaît. Dans l’acte dont il s’agit, certaines de ces vertus sont apparentes, et je ne puis ici qu’approuver. Mais il y a d’autres motifs moins purs : la vanité, d’abord, caractéristique de notre milieu, si souvent écœurant de prétention naïve, et enfin, la cupidité, qui, elle…

Renée Dunan.