Page:La Revue des Lettres, 1925.djvu/678

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
676
LA REVUE DES LETTRES

l’étrangeté des contingences traversées, l’agrément des idylles vécues, l’originalité du comportement. Je citerai par exemple ce chevalier-chevalière d’Éon dont l’énigme demeure. Je pourrais citer le ténébreux et étrange Choderlos de Laclos, auteur des Liaisons dangereuses, et le comte d’Entraigues, dont la vie mouvementée est un recueil de drames et de débauches. Ces gens ne se sont pas trouvés seuls à soixante-dix ans et en goût d’écrire leurs souvenirs. Si Casanova avait vécu à Venise ou Paris, il eût persisté à jouir fiévreusement jusqu’à sa mort, sans songer à laisser de mémoires. Il fallait l’ennui, la solitude, la vieillesse, et, j’y reviens, une intelligence persistante, vive et fidèle (rare à cet âge). Il fallait aussi qu’il fût écrivain.

En résumé, la valeur de Casanova résulte d’abord de sa haute dignité spirituelle, qui rend nombre de pages, dans les Mémoires, dignes de Rousseau ou de Voltaire (lequel était antipathique d’ailleurs au Vénitien).

En second lieu, il faut aimer et goûter son naturalisme galant, exact, minutieux et ironique. Ici, seul le vrai texte nous satisfera. Un adjectif bien placé est comme un baiser, il fascine et séduit, et Casanova plaçait mieux les adjectifs que son reviseur Laforgue, lequel songe plus à écrire un rapport de garde-champêtre qu’à nous faire revivre les émotions décrites. Si l’on envisage, comme il se doit, que la littérature française, des fabliaux à feu Pierre Louÿs, en passant par tous ses sommets, est galante, et mieux…, on reconnaîtra que Casanova a sa place dans notre tradition.

Il a d’autant mieux sa place qu’il écrivait fort bien, et même mieux que ne le disent même les Casanovistes.

Renée Dunan.