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CHRONIQUE

Les mathématiciens sont tous d’accord sur le fait qu’ils ne doivent raisonner que sur des notions bien définies ; mais que doit-on entendre exactement par bien défini ? Pour certains, comme M. Hilbert, il faut et il suffit, pour qu’un objet soit bien défini, que son existence n’implique pas contradiction ; pour d’autres, la définition doit permettre de distinguer pratiquement l’objet défini de tout autre objet analogue avec lequel on pourrait être tenté de le confondre[1].

Il semble qu’il y ait lieu de distinguer suivant que l’on veut définir une classe d’objets, ou un objet déterminé de cette classe. On constatera, par exemple, qu’il n’y a pas contradiction à supposer l’existence de nombres autres que les nombres commensurables, mais cela ne donne pas la définition d’un nombre incommensurable bien déterminé.

En disant qu’un objet mathématique (nombre, fonction, ensemble) est défini lorsque l’on sait le distinguer des autres objets analogues, on ne dit pas encore quelque chose de parfaitement clair, si l’on ne précise pas la nature des opérations par lesquelles cette distinction sera possible. Cette difficulté peut se présenter même s’il y a seulement hésitation entre deux valeurs simples pour l’objet défini. En voici un exemple : on a démontré seulement en 1882 l’impossibilité de la quadrature du cercle, c’est-à-dire l’impossibilité de construire par la règle et le compas un carré équivalent à un cercle donné ; supposons qu’avant cette démonstration, en 1880, quelqu’un ait dit : « Je définis un nombre comme il suit : si la quadrature du cercle est possible, il est égal à un ; si elle est impossible, il est égal à deux ». Ce nombre aurait-il été défini ? Pour certains esprits, la réponse affirmative ne fait pas de doute, car la quadrature du cercle est possible ou impossible. Mais, d’autre part, on conçoit que, sans les beaux travaux d’Hermite et de Lindemann, des siècles auraient pu s’écouler, les races humaines disparaître, sans que l’on ait jamais su si le nombre défini était égal à un ou à deux. On comprend donc qu’une définition de cette nature puisse paraitre insuffisante.

Il se présente des difficultés encore plus grandes dans la définition des ensembles et dans celle des fonctions ; c’est de cette dernière que s’occupe M. Lebesgue dans le mémoire cité plus haut. Il arrive à des résultats remarquables, notamment au suivant, qui était inattendu : il définit une fonction qui n’est susceptible d’aucune représentation analytique.

  1. Voir une intéressante discussion du point de vue de M. Hilbert, de celui de Kronecker et de celui de M. Drach dans un excellent article de M. Pierre Boutroux : Correspondance mathématique et relation logique (Revue de Métaphysique et de Morale, juillet 1905). Il nous semble d’ailleurs que le point de vue de M. Drach et celui de M. Hilbert ne sont point aussi différents qu’ils le paraissent.