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Page:La Revue du Mois, tome 2, 1906.djvu/170

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L’ADAPTATION DE LA PENSÉE

En tout cas, nous voici déjà loin de ce qui est indispensable à notre continuation immédiate et à notre reproduction ; n’approchons-nous pas de ce qui servira à la lointaine continuation de notre race ? Que l’expérience de nos ancêtres ait fortifié, compliqué, affiné la correspondance entre les choses et nous, que cette correspondance se soit développée dans le sens de l’utilité, c’est entendu ; mais je suis porté à croire, par ce que nous observons, que l’utilité immédiate a été constamment dépassée, et qu’elle tend à l’être infiniment ; et cela, en vertu de ce qu’est actuellement notre pensée, de ce qu’elle veut et cherche.

Au reste, pour ce qui est de la science, j’imagine, malgré tout, que vous êtes de mon avis ; votre vie et vos travaux le prouvent assez. La science ne se propose même pas la recherche directe de ce qui est utile à l’humanité : son but véritable est la connaissance pure, où ses disciples trouvent une joie qui vous est familière. Qu’elle atteigne parfois ce qui est utile à notre race, ce n’est pas pour en diminuer la valeur, c’est une bonne confirmation de ses résultats et une preuve qu’elle se développe dans le sens d’une adaptation plus parfaite de notre pensée aux choses ; nous ne reprocherons pas à Pasteur de s’être réjoui parce qu’il avait diminué quelques souffrances. Au reste, pour prendre sa pleine vitesse de développement, la science a besoin de nombreux efforts qui ne seront possibles et ne pourront se coordonner que dans une humanité délivrée d’une partie des soucis et des misères qui l’accablent, dans une humanité où la joie de penser à autre chose qu’au pain quotidien ne sera plus le privilège de quelques rares individus. C’est de la science que j’espère, pour des périodes éloignées, cette libération de nos arrière-petits-enfants, et je compte sur la pensée pour réaliser des changements matériels dans ce monde.

Je m’aperçois, mon cher ami, que je me suis laissé aller à la manie des gens qui racontent leurs rêves ; j’y ai pris grand plaisir, et cela suffira à m’excuser à vos yeux, car je sais que vous aimez le rêveur, qui vous est bien affectueusement dévoué,

Jules Tannery.