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Page:La Rochefoucauld - Œuvres, Hachette, t1, 1868.djvu/143

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FAIT PAR LUI-MÊME

air qui nous vient de la disposition naturelle des traits, je pense qu’après m’être corrigé au dedans, il ne laissera pas de me demeurer toujours de mauvaises marques au dehors. J’ai de l’esprit, et je ne fais point difficulté[1] de le dire ; car à quoi bon façonner là-dessus ? Tant biaiser et tant apporter d’adoucissement pour dire les avantages que l’on a, c’est, ce me semble, cacher un peu de vanité sous une modestie apparente[2], et se servir d’une manière bien adroite pour faire croire de soi beaucoup plus de bien que l’on n’en dit. Pour moi, je suis content qu’on ne me croie ni plus beau que je me fais, ni de meilleure humeur que je me dépeins, ni plus spirituel et plus raison nable que je dirai que[3] je le suis. J’ai donc de l’esprit, encore une fois, mais un esprit que la mélancolie gâte ; car encore que je possède assez bien ma langue, que j’aie la mémoire heureuse[4], et que je ne pense pas les choses fort confusément, j’ai pourtant une si forte application à mon chagrin, que souvent j’exprime assez mal ce que je veux dire. La conversation des honnêtes gens est un des plaisirs qui me touchent le plus. J’aime qu’elle soit sérieuse, et que la morale en fasse la plus grande partie ; cependant je sais la goûter aussi quand elle est enjouée, et si je n’y dis pas[5] beaucoup de petites choses pour rire, ce n’est pas du moins que je ne connoisse bien

  1. Dans Broder : « je ne fais point de difficulté. »
  2. Voyez la maxime 149. — Montaigne (Essais, livre II, chapitre vi, édition J. V. le Clerc, 1866, tome II, p. 70) : « De dire moins de soy qu’il n’y en a, c’est sottise, non modestie. » — Mme de Sablé (édition de 1678, maxime 17) : « C’est une force d’esprit d’avouer sincèrement nos défauts et nos perfections ; et c’est une foiblesse de ne pas demeurer d’accord du bien ou du mal qui est en nous. »
  3. Brotier et Duplessis ont omis : « je dirai que. »
  4. Dans l’édition de 1639, petit in-8o : « que j’aie la mémoire assez heureuse. »
  5. Dans Brotier et dans les éditions suivantes : « et si je ne dis pas. »