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ET MAXIMES MORALES

dans les maux d’autrui ; c’est une habile prévoyance des malheurs où nous pouvons tomber[1] ; nous donnons du secours aux autres, pour les engager à nous en donner en de semblables occasions, et ces services que nous leur rendons sont, à proprement parler, des biens que nous nous faisons à nous-mêmes[2] par avance[3]. (éd. 1*.)

  1. I. Charron (de la Sagesse, livre I, chapitre xxxiv) : « Nous souspirons auec les affligez, compatissons à leur mal, ou pour ce que, par vn secret consentement, nous participons au mal les vns des aultres, ou bien que nous craignons on nous-mesmes ce qui arriue aux aultres. »
  2. Var. : que nous faisons à nous-mêmes. (1671.)
  3. Var. : La pitié est un sentiment de nos propres maux dans un sujet étranger ; c’est une prévoyance habile des malheurs où nous pouvons tomber, qui nous fait donner du secours aux autres, pour les engager à nous le rendre dans de semblables occasions, de sorte que les services que nous rendons à ceux qui en ont besoin (Manuscrit : à ceux qui sont accueillis de quelque infortune) sont, à proprement parler, des biens anticipés que nous nous faisons à nous-mêmes. (1665.) — … sont, à proprement parler, des biens que nous nous faisons anticipés. (Manuscrit.) — Quoique l’honnête homme ne doive se piquer de rien (maxime 203), on a vu (ci-dessus, p. 9 et 10) que la Rochefoucauld, dans son Portrait, se pique de n’être pas sensible à la pitié. — L’annotateur contemporain lait observer avec raison que le caractère donné ici à la pitié n’est autre que celui que l’auteur attribue à la reconnaissance, dans les maximes 228, 224, 226 et 298. — Aristote (Rhétorique, livre II, chapitre viii) : « La pitié est une douleur que nous sentons à la vue d’un mal immérité… qui arrive à autrui, et que nous prévoyons pouvoir un jour nous atteindre, nous-mêmes ou quelqu’un des nôtres. » — Ce qu’Aristote et la Rochefoucauld mettent au compte de la prévoyance, Virgile (Enéïde, livre I, vers 630) et la Bruyère le mettent au compte du souvenir :
    Non ignara mali, miseris succurrere disco.

    « Éprouvée par le malheur, je sais compatir aux malheurs des autres. » — « Les gens déjà chargés de leur propre misère sont ceux qui entrent davantage, par la compassion, dans celle d’autrui. » (De l’Homme, no 79.) — La Bruyère ajoute éloquemment (no 81) : « Une grande âme est au-dessus de l’injure, de l’injustice, de la douleur, de la moquerie, et elle seroit invulnérable, si elle ne souffroit par la compassion. » — Dans un autre passage (du Cœur, no 48, tome I, p. 207),