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MAXIMES POSTHUMES

voit, n’entend, ne sent et ne se remue plus. De là vient qu’un même homme, qui court la terre et les mers pour son intérêt, devient soudainement paralytique pour l’intérêt des autres ; de là vient ce soudain assoupissement et cette mort que nous causons à tous ceux à qui nous contons nos affaires ; de là vient leur prompte résurrection lorsque, dans notre narration, nous y mêlons quelque chose qui les regarde : de sorte que nous voyons, dans nos conversations et dans nos traités, que, dans un même moment, un homme perd connoissance et revient à soi, selon que son propre intérêt[1] s’approche de lui, ou qu’il s’en retire[2].

DXI

Nous craignons toutes choses comme mortels, et nous desirons toutes choses comme si[3] nous étions immortels.

  1. « Selon que son propre intérieur. » (Édition de M. de Barthélémy.)
  2. Cette maxime, que nous tirons du manuscrit de la Rocheguyon, se trouve aussi dans une lettre à Mme de Sablé (Portefeuilles de Vallant, tome II, f° 159). Blaise l’a placée à la suite des maximes définitives, et Aimé-Martin dans son Second supplément. Leur texte n’offre qu’une seule variante : « le soudain assoupissement, » pour » ce soudain assoupissement. » Le texte de Gaëtan de la Rochefoucauld (Œuvres complètes, p. 466) n’a pas cette variante, mais quelques autres : « sans sentiment, sans mouvement… l’amour-propre séparé… de l’intérêt… ne sent et ne remue plus. » — Rapprochez des maximes 139, 314, et de la 4e des Réflexions diverses.Mme de Sablé dit à peu près de même dans sa maxime 29 : « Tout le monde est si occupé de ses passions et de ses intérêts, que l’on en veut toujours parler, sans jamais entrer dans la passion et dans l’intérêt de ceux à qui on en parle encore qu’ils aient le même besoin qu’on les écoute et qu’on les assiste. » — Elle dit encore dans sa maxime 3 : « Au lieu d’être attentifs à connoître les autres, nous ne pensons qu’à nous faire connoître nous-mêmes. Il vaudroit mieux écouter pour acquérir de nouvelles lumières, que de parler trop pour montrer celles que l’on a acquises. » — J. Esprit donne à son tour la même pensée, mais d’une façon singulièrement plate (tome II, p. 68) : « Toutes les conversations où l’on ne dit rien qui touche nos passions, ou qui flatte notre vanité, nous sont insupportables, et c’est de là que viennent ces distractions, ces langueurs et cette espèce de pâmoison où nous tombons, aussitôt que nous apercevons que celui qui nous entretient prend le train de parler seulement de lui-même et de ne rien dire pour nous. » — Meré dit avec plus de concision et de netteté (maxime 335) : « Qui veut qu’on suive ses sentiments doit feindre d’entrer dans ceux des autres. »
  3. « … et nous les desirons toutes comme si… » (Édition d’Arnelot de la Houssaye.)