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RÉFLEXIONS DIVERSES

nous ne laissons pas de souhaiter[1] encore. Nous nous accoutumons à tout ce qui est à nous ; les mêmes biens ne conservent pas leur même prix, et ils ne touchent pas toujours également notre goût ; nous changeons imperceptiblement, sans remarquer notre changement ; ce que nous avons obtenu devient une partie de nous-mêmes ; nous serions cruellement touchés de le perdre, mais nous ne sommes plus sensibles au plaisir de le conserver ; la joie n’est plus vive ; on en cherche ailleurs que dans ce qu’on a tant désiré. Cette inconstance involontaire est un effet du temps, qui prend, malgré nous, sur l’amour, comme sur notre vie ; il en efface insensiblement chaque jour un certain air de jeunesse et de gaieté, et en détruit les plus véritables charmes ; on prend des manières plus sérieuses, on joint des affaires à la passion ; l’amour ne subsiste plus par lui-même, et[2] il emprunte des secours étrangers. Cet état de l’amour représente le penchant de l’âge, où on commence à voir par où on doit finir[3] ; mais on n’a pas la force de finir volontairement, et dans le déclin de l’amour[4], comme dans le déclin de la vie, personne ne se peut résoudre de prévenir les dégoûts qui restent à éprouver ; on vit encore pour les maux, mais on ne vit plus pour les plaisirs[5]. La jalousie, la méfiance, la crainte de lasser, la crainte d’être quitté, sont des peines attachées à la vieillesse de l’amour, comme les maladies sont attachées à la trop longue durée de la vie : on ne sent plus qu’on est vivant que parce qu’on sent

  1. « Nous ne laissons pas que de souhaiter. » (Édition de M. de Barthélemy.)
  2. M. de Barthélémy ne donne pas cette conjonction.
  3. Voyez la maxime 222.
  4. Les mots « dans le déclin de l’amour, » et « comme, » qui les suit, ont été omis par M. de Barthélemy.
  5. L’auteur a fait de cette proposition sa maxime 430.