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LA SOCIÉTÉ NOUVELLE

dans les prisons ! Combien aussi, pénétrés d’une idée maîtresse, se firent les apôtres d’une foi sociale rénovatrice, sacrifiant fortune, position, carrière lucrative ! Alors que le saint-simonisme et le fouriérisme étaient encore dans leur jeune ferveur, c’étaient des étudiants qui se précipitaient dans les rangs de ces révolutionnaires de la pensée, courant au-devant des calomnies, des persécutions et de l’emprisonnement.

L’armée actuelle des étudiants européens, quoique forte d’environ cent mille hommes, exerce dans le monde des idées une influence bien moindre que celle de ses devanciers. C’est par centaines seulement, non par milliers que l’on compte les jeunes des écoles qui, sous divers noms, se groupent en sociétés ferventes du progrès social et laissent au second plan leurs intérêts personnels. On dit, et je crois que ce n’est pas une calomnie, on dit que la foule des satisfaits l’emporte de beaucoup parmi les jeunes et que leur grande ambition est d’étonner le monde par ce qu’ils appellent leur « sagesse » ; à cet égard, ils revendiquent même avec complaisance une réelle supériorité sur leurs parents, convaincus d’avoir été des enthousiastes au printemps de leur vie. Phénomène bizarre : on en voit qui mettent leur orgueil à se sentir blasés, comme si l’impuissance d’admirer, de jouir et d’être heureux constituait un grand mérite.

Mais c’est ainsi, croyez-le, c’est ainsi que meurent les classes. Sans aucun doute, la jeunesse universitaire, quoique naturellement fière d’avoir passé par le laminoir de tant d’examens, serait incapable, comme elle le prétendit souvent, d’initier les ouvriers au monde de l’étude et de la pensée. Ce n’est pas à elle d’enseigner, mais d’apprendre. Dans les grands mouvements populaires, — tel celui de la Commune, — les étudiants ne furent représentés que par de rares individus, tandis que les ouvriers s’y trouvaient en foule, et pourtant il ne s’agissait pas alors d’une question spéciale de travail et de salaires : les intérêts en jeu étaient communs à toute la nation, même à toute l’humanité. Et maintenant, dans cette crise de préparation à une nouvelle phase de l’histoire, dans cette solennelle veillée des armes, ce n’est pas, croyez-le, aux alentours de la Sorbonne que l’on discute sur les choses de l’avenir prochain avec le plus d’intelligence et de profondeur. Le baccalauréat ni la licence ne confèrent ce privilège. Ce n’est pas nécessairement l’homme qui a confié le plus de faits à sa mémoire qui possède la compréhension la plus large des choses, c’est celui dont l’esprit reste toujours en éveil pour utiliser les bribes recueillies çà et là, au profit des idées générales. Tel savant peut s’enfermer dans son étude spéciale comme dans une prison et perdre de vue l’ensemble des choses, mais le peuple se fait toujours une théorie de l’univers, fausse ou vraie. Hier encore on ne croyait pas à l’évolution sous la coupole de l’Institut : dans le sillon et dans la rue, paysans, ouvriers n’en doutèrent jamais.