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L’IDÉAL ET LA JEUNESSE

toujours des pauvres avec vous. » Mais une voix s’élève d’en bas : « Pourquoi y aurait-il toujours des pauvres ? » Jusqu’à nos jours on crut en effet que le pain n’existait pas en suffisance et qu’il fallait, pour en conquérir un morceau, le disputer à d’autres comme les pourceaux se disputent la pâtée autour d’une auge. On crut cela, et vous le lirez encore, en langage froid et correct, dans les ouvrages d’économie politique. Mais on sait maintenant que les épis croissent en assez grand nombre pour le pain de tous les hommes. L’âpre lutte matérielle devient donc inutile et l’accord suffirait pour donner à tous le pain. Dès que la conviction sera faite à cet égard et complètement faite dans les esprits, croyez-vous que la lutte insensée, devenue sans objet, ira se continuant ? Que la vérité mathématique s’impose et le monde doit se modeler d’après elle. Nous cesserons d’entendre cette voix dolente, continue, lamentable, qui, s’élevant des profondeurs, rendait tout travail joyeux impossible : « Il faut du pain ! Il faut du pain ! »

Ainsi nous arrivons au tournant de l’histoire. Toutes les vicissitudes, toutes les révolutions des siècles passés ont eu, sous mille apparences diverses, une cause unique, le manque de pain, et cette cause éternelle de discussions et de haines va disparaître ! Nous arrivons à ce moment critique de la vie sociale où le monde va tourner sur son axe ! Si courtes que soient nos vies en comparaison des lentes évolutions de l’humanité, plusieurs d’entre nous assisteront peut-être à ces grands changements, et tous nous pouvons, avec un peu d’attention, en lire les signes avant-coureurs. Et c’est à cette période de l’histoire que des jeunes, sans la moindre curiosité de l’avenir, s’ennuient ou prétendent s’amuser à mort en disant : « La vie ne vaut pas la peine d’être vécue ! »

Il semblerait si naturel pourtant que toute la jeunesse, avec l’enthousiasme propre à son âge, se précipitât vers les choses nouvelles, se mît aux aguets de l’avenir qui se prépare. On se rappelle les temps héroïques des Burschenschaften d’Allemagne, lorsqu’il s’agit de renverser la tyrannie napoléonienne, puis ceux de l’Université française vers la fin de la Restauration et dans les années qui précédèrent la Révolution de 1848. Les étudiants étaient alors bien moins nombreux qu’ils ne le sont aujourd’hui, mais il semble que dans l’histoire de leur pays ils faisaient une autre figure. Ils se lançaient dans toutes les mêlées, romantiques, républicaines et socialistes : ils n’admettaient pas qu’une autre classe de la société pût être plus ouverte qu’eux à toutes les idées nouvelles. Et ce n’était pas seulement effervescence de rêve, surabondance d’esprits animaux, ou bien attitude théâtrale à l’égard du bourgeois. Combien d’eux surent mourir ou souffrir