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LA SOCIÉTÉ NOUVELLE

des jeunes savants groupés dans les hautes écoles sont devenus impropres à une vie de fatigue : deux sur trois seraient retranchés de l’adolescence valide, et parmi ceux qui ont perdu leur santé, combien qui n’ont même pas le dédommagement de garder intact leur outillage cérébral et qui, pour en avoir forcé la puissance, ne peuvent ensuite s’en servir que péniblement ! Sans doute, on peut citer des cas nombreux d’hommes qui ont gardé leur constitution robuste, la vigueur et l’adresse de leurs membres, en même temps que la clarté et la souplesse de leur intelligence ; mais ces cas constituent l’exception et non la règle ; ils sont dus non aux conditions ordinaires de l’éducation, mais presque toujours aux privilèges dont jouissent les adolescents fortunés. Ceux-ci se divisent naturellement en deux groupes, les voluptueux qui s’éreintent et se stérilisent par la débauche et le scepticisme, quelques rares délicats qui conservent une flamme d’idéal au cœur, et cherchent à s’ennoblir.

Si l’éducation familiale et universitaire développe l’enfant et le jeune homme sans respecter l’équilibre normal de son être, en ne lui laissant voir la rue ou la campagne qu’à travers des barreaux, si elle l’étiole et l’appauvrit physiquement, que fait-elle de son caractère ? Hélas, les mœurs n’ont guère permis jusqu’à maintenant qu’on respectât l’individualité de l’enfant comme celle d’un égal futur, et peut-être d’un supérieur en développement intellectuel et moral. Rares sont les parents qui voient dans leur fils un être dont les idées et la volonté sont destinées à grandir d’une manière originale, et rare l’instituteur qui ne cherche à dicter aux élèves ses opinions, sa morale particulière, et n’essaie de faciliter sa besogne en imposant l’obéissance ?

Puis viennent les approches des examens qui doivent décider de la carrière, et chaque élève, chaque étudiant a désormais son manuel comme le galérien son boulet. Le livre est le même pour tous et pour tous la matière des études se succède dans le même ordre. Désormais toute initiative dans la curiosité intellectuelle est interdite et la ritournelle de la récitation journalière remplace la pensée libre, le jaillissement spontané : c’est ainsi que le prêtre doit relire son bréviaire et que le moulin des bouddhistes tibétains tourne incessamment, égrenant dans l’air son éternel Oum mane padmi houm. Ce n’est pas que ces manuels ne soient, du moins quelques-uns, admirablement rédigés et qu’ils ne contiennent un prodigieux résumé du savoir humain : un tremblement de respect et d’effroi nous saisit devant ces livres monumentaux dont chaque ligne condense les recherches des savants qui se succédèrent à l’œuvre pendant les siècles. Quelle joie profonde, quel triomphe de savoir vraiment tout ce qui se trouve en ces lourds bouquins ! C’est d’un œil