Page:La Société nouvelle, année 10, tome 1, 1894.djvu/735

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
727
L’IDÉAL ET LA JEUNESSE

d’envie qu’il faudrait suivre l’heureux candidat qui vient de répondre avec maîtrise sur toutes les questions traitées dans le manuel. Mais sait-il réellement toutes ces choses ? Ou bien seulement en a-t-il appris les formules ? Alors il suffit de lui souhaiter qu’il puisse rejeter, à la façon des convives de Vitellius, toute la nourriture qui lui pèse à la suite de cet indigeste festin. Qu’il oublie au plus tôt son examen pour se retrouver lui-même et se reprendre à l’étude libre, au voyage de découvertes imprévues que lui donneront les recherches indépendantes ! Sinon, ayant touché à toutes les sciences sans se passionner pour elles, il risque de n’être plus qu’un sceptique, sans enthousiasme, sans volonté, prêt d’avance à toutes les besognes. Et que sera-ce donc, si ce que l’on dit des recommandations et des faveurs n’est pas une pure calomnie, s’il est vrai que des professeurs réservent leur bienveillance spéciale et leurs encouragements pour celui dont un confrère leur a parlé d’avance. « Soyez des hommes, » clament les maîtres, lors des distributions des prix ! Mais ne prenez pas trop au sérieux cet appel à l’énergie du caractère. Que de fois, au contraire, il vous faudrait comprendre à demi-mot : « Assouplissez-vous ! Courbez l’échine ! Apprenez à ramper ! » D’ailleurs, même les plus grands par le génie ont prouvé parfois combien à certains égards ils pourraient tomber bas par la platitude du caractère. N’est-ce pas une des illustrations de la science qui s’excusait de repousser une opinion mal sonnante en haut lieu : « Vous avez raison et je serais heureux de le dire bien haut, mais l’empereur ne le veut pas ! »

Certes, le mode d’instruction nous effraie à bon droit pour la jeunesse avec ses concours, ses examens, ses manuels, et tout le gavage scientifique substitué à la science, mais ce n’est encore là qu’un petit côté de la question. Le fait de beaucoup le plus redoutable doit être cherché dans le mouvement économique des sociétés. Quel est le but vers lequel tous, jeunes et vieux, sont entraînés par la force des choses ? Quel est l’idéal vulgaire et banal de ceux qui se laissent porter par le flot ? Le vieux Guizot le proclama depuis longtemps avec le cynisme des gens austères : « Enrichissez-vous ! Enrichissez-vous ! » Or, de par le fonctionnement social, les étudiants savent d’avance qu’ils battront monnaie avec leurs diplômes : « La Science est de l’Argent ! » peuvent-ils dire en secret ou même répéter à haute voix quand ils sont en veine d’expansion. C’est dans leurs rangs que se recrutent les classes dirigeantes, qui sont aussi les classes argentées. Dans la famille même on a dû les éclairer sur les chances de fortune que leur ouvre le futur mandarinat, mais ils n’ont guère besoin de renseignements à cet égard : avec la logique précise de la jeunesse, ils comprennent parfaitement ce que la société distributrice des places et des faveurs attend de leurs efforts. Plus « sages » que n’étaient leurs pères trop entachés de républicanisme et