Page:La Société nouvelle, année 12, tome 2, 1896.djvu/311

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Mon père appartenait à l’ancienne noblesse. Son oncle, du même nom, ayant été ministre des affaires étrangères sous l’impératrice Catherine II, mon père encore enfant, âgé de huit ou neuf ans, fut envoyé comme attaché à l’ambassade russe à Florence, où l’un de ses parents, qui se chargea de son éducation, était ministre. Il ne retourna en Russie qu’âgé de trente-cinq ans à peu près. Son éducation se fit et sa jeunesse se passa donc à l’étranger. Mon père était un homme de beaucoup d’esprit, très instruit, savant même, très libéral, très philanthrope, déiste, pas athée, mais libre penseur, en rapport avec tout ce qu’il y avait alors de célébrités philosophiques et scientifiques en Europe ; et, par conséquent, en contradiction complète avec tout ce qui existait et respirait, de son temps, en Russie, où seulement une petite secte de francs-maçons plus ou moins persécutés gardait et attisait lentement, en secret, le feu sacré du respect et de l’amour de l’humanité.

Le monde de la cour de Saint-Pétersbourg parut si répugnant à mon père que, brisant volontairement sa carrière, il se réfugia pour toute sa vie à la campagne et n’en sortit plus jamais. Pourtant, il était si connu par presque tous les hommes éclairés qui existaient en Russie, de son temps, que sa maison de campagne ne se désemplissait presque jamais. De 1817 à 1825 il fit partie de la « Société secrète du Nord », précisément celle qui, en décembre 1825, fit un essai malheureux de soulèvement militaire à Saint-Pétersbourg. Plusieurs fois on lui avait proposé la présidence de cette société. Mais il était devenu trop sceptique et, à la longue aussi, trop prudent pour l’accepter, ce qui fut la cause qu’il ne partagea point le sort tragique mais glorieux de plusieurs de ses amis et parents, dont quelques-uns furent pendus à Saint-Pétersbourg en 1825 (leg. 1826), tandis que les autres furent condamnés soit aux travaux forcés, soit à l’exil en Sibérie.

Mon père avait été assez riche. Il était, comme on s’exprimait alors, le propriétaire de mille âmes masculines, les femmes n’ayant pas compte dans l’esclavage, comme elles ne se comptent pas encore même dans la liberté. Il était donc le maître de 2000 esclaves masculins et féminins à peu près, avec le droit de les vendre, de les (un mot illisible), de les faire transporter en Sibérie, de les livrer à l’armée comme recrues et surtout de les exploiter sans merci, ou, simplement parlant, de les piller et de vivre de leur travail forcé. J’ai dit que mon père était arrivé en Russie tout plein de sentiments libéraux. Son libéralisme se révolta d’abord contre cette position horrible, infâme, de maître d’esclaves ; il fit, même, quelques efforts mal calculés et mal réussis pour émanciper ses serfs, puis, l’habitude et l’intérêt aidant, il devint un propriétaire tranquille, comme tant d’autres de ses voisins, tranquille et résigné à l’esclavage de ces centaines d’êtres humains dont le travail le nourrissait.