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Une des causes principales du changement qui s’était opéré en lui, ce fut son mariage ; âgé de quarante ans et amoureux fou d’une jeune fille de dix-huit ans, noble comme lui, belle, mais pauvre, il l’épousa ; et pour se faire pardonner cet acte d’égoïsme, il s’efforça, pendant tout le reste de sa vie, de descendre à son niveau au lieu de la faire monter au sien. Ma mère était une Mouravieff, cousine germaine de Mouravieff le Pendeur, aussi bien que d’un Mouravieff pendu. C’était une personne vaine, égoïste, et aucun de ses enfants ne l’aima. Mais nous adorions notre père qui, pendant notre enfance, fut plein de bonté et d’indulgence pour nous.

Nous étions onze enfants. Encore aujourd’hui il me reste cinq frères et deux sœurs. Nous fûmes élevés sous les auspices de mon père, plutôt à la manière occidentale qu’à la manière russe. — Nous vivions pour ainsi dire en dehors de la réalité russe dans un monde plein de sentiment et de fantaisie, mais dénué de toute réalité. — D’abord, notre éducation fut très libérale. Mais depuis l’issue désastreuse de la conspiration de décembre (1825), mon père, effrayé de cette défaite du libéralisme, changea de système. Il s’(un mot illisible) depuis cette époque à faire de nous des sujets fidèles du tzar. C’est dans ce but qu’âgé de quatorze ans je fus envoyé en 1830 (sic) à Saint-Pétersbourg pour entrer dans l’École d’artillerie,

J’y passai trois ans et à l’âge de dix-sept ans et quelques mois, en 1832, je fus promu officier.

Quelques mots sur mon développement intellectuel et moral pendant toute cette période. En quittant la maison de mon père, je parlais assez bien le français, la seule langue qu’on m’ait fait étudier grammaticalement, un peu l’allemand et je comprenais tant bien que mal l’anglais. Du latin et du grec pas un mot, et je n’avais aucune idée de la grammaire russe. Mon père nous avait enseigné l’Histoire ancienne, par Bossuet, il me fit lire un peu de Tite-Live et de Plutarque, ce dernier dans la traduction d’Amyot. En outre, j’avais quelques notions de géographie très incertaines et très vagues et grâce à un oncle, officier d’état-major en retraite, j’avais assez bien appris l’arithmétique, l’algèbre jusqu’aux équations du premier degré inclusivement, et la planimétrie. Voilà tout le bagage scientifique que j’emportai de la maison de mon père à quatorze ans. Quant à l’enseignement religieux, il fut nul. Le prêtre de notre famille, excellent homme que j’aimais beaucoup, parce qu’il m’apportait des pains d’épice, vint nous donner quelques leçons de catéchisme, qui n’exercèrent absolument aucune influence, ni positive, ni négative, ni sur mon cœur, ni sur mon esprit. J’étais plus sceptique que croyant, ou plutôt indifférent.

Mes idées sur la morale, sur le droit, sur le devoir, étaient conséquemment vagues aussi. J’avais des sentiments, mais aucun principe. J’aimais