Page:La Société nouvelle, année 12, tome 2, 1896.djvu/584

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mission du monde entier au gouvernement du pape. La transformation de l’humanité tout entière en troupeau, ainsi que la réalisation, heureusement impossible, de cette monarchie universelle et divine n’ont absolument rien à faire avec le principe de la solidarité humaine, qui seul constitue ce que nous appelons l’humanité. Il n’y a pas même l’ombre de cette solidarité dans la société telle que les chrétiens la rêvent et dans laquelle on n’est rien par la grâce des hommes, tout par la grâce de Dieu, véritable troupeau de moutons désagrégés, et qui n’ont et ne doivent avoir aucuns rapports immédiats et naturels entre eux, au point qu’il leur est même interdit de s’unir pour la reproduction de l’espèce, sans la permission ou la bénédiction de leur berger, le prêtre seul ayant le droit de les marier au nom de ce dieu qui est l’unique trait d’union légitime entre eux : séparés en dehors de lui, les chrétiens ne s’unissent et ne peuvent s’unir qu’en lui. En dehors de cette sanction divine, tous les rapports humains, même les liens de famille, participent à la malédiction générale qui frappe la création, sont réprouvés la tendresse des parents, des époux, des enfants, l’amitié fondée sur la sympathie et sur l’estime réciproques, l’amour et le respect des hommes, la passion du vrai, du juste et du bien, celle de la liberté, et la plus grande de toutes, celle qui implique toutes les autres, la passion de l’humanité, — tout cela est maudit et ne saurait être réhabilité que par la grâce de Dieu. Tous les rapports d’hommes à hommes doivent être sanctifiés par l’intervention divine ; mais cette intervention les dénature, les démoralise, les détruit. Le divin tue l’humain et tout le culte chrétien ne consiste proprement que dans cette immolation perpétuelle de l’humain en honneur de la divinité.

Qu’on n’objecte pas que le christianisme ordonne aux enfants d’aimer leurs parents, aux parents d’aimer leurs enfants, aux époux de s’affectionner mutuellement. Oui, mais il leur commande et ne leur permet de les aimer non immédiatement, non naturellement et pour eux-mêmes, mais seulement en Dieu et pour l’amour de Dieu ; il n’admet tous ces rapports actuels qu’à condition que Dieu s’y trouve en tiers, et ce terrible tiers tue les conjoints. L’amour divin anéantit l’amour humain. Le christianisme ordonne, il est vrai, d’aimer notre prochain autant que nous-mêmes, mais il nous ordonne en même temps d’aimer Dieu plus que nous-mêmes et par conséquent aussi plus que le prochain, c’est-à-dire de lui sacrifier le prochain pour le salut de nous-mêmes, car à la fin des comptes le chrétien n’adore Dieu que pour le salut de son âme.

Dieu étant donné, tout cela est rigoureusement conséquent : Dieu est l’infini, l’absolu, l’éternel, le tout-puissant ; l’homme est le fini, l’impuissant. En comparaison de Dieu, sous tous les rapports, il n’est rien. Le