Page:La Société nouvelle, année 4, tome 2, 1888.djvu/360

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debout devant toi, soutien, espérance de la famille ! Nous ne te quitterions pas des yeux, nous boirions tes paroles… » À ces sanglots, à ces gémissements accourent les voisins en foule. Posant un cierge devant l’icône, ils saluent jusqu’à terre et se retirent silencieusement. D’autres leur succèdent et puis la foule se disperse. Les parents se mettent à souper : du chou et du pain avec du kras. Le vieux, pour résister au chagrin inutile, s’est fait une place auprès de la torche et ravaude un mauvais lapot. Avec un long et bruyant soupir la vieille s’est couchée sur le fourneau et Dario, la jeune veuve, est allée voir les enfants. Toute la nuit, à la lueur d’un cierge, le sacristain lut auprès du mort, et derrière le fourneau l’accompagnait le sifflement du cri-cri.

XI

La tourmente hurle profondément et jette de la neige contre les vitres. Un soleil mélancolique se lève : il va éclairer, aujourd’hui, un tableau désolé. Le petit cheval attelé au traîneau se tient près de la porte, la tête basse ; sans discours inutiles et sans larmes, on sort le mort de l’izba. — En route petit cheval, en route ! Tire plus fort sur la bride, tu as déjà beaucoup servi ton maître, sers-le une dernière fois. Devant le village commerçant de Tchistopolie il t’a acheté encore un poulain. Il t’a nourri en liberté et tu es devenu un bon cheval. Tu peinais volontiers avec lui, portant la provision de pain pour l’hiver, te laissant caresser par les enfants, mangeant de l’herbe et du son, bien aimé et bien soigné. Quand les travaux étaient finis, quand la gelée gerçait la terre, tu quittais l’étable et tu allais à la ville avec le patron. Tu avais assez d’ouvrage là-bas, tu transportais de lourdes marchandises, et dans les bourrasques terribles il t’arrivait, épuisé de fatigue, de perdre ton chemin. Tu portes sur tes flancs creux la trace de plus d’un coup de knout. En revanche, à l’auberge tu mangeais de l’avoine à ta faim. Tu entendais, dans les nuits de janvier, le hurlement aigu de la tourmente et tu voyais à la lisière de la forêt les yeux de feu des loups. Tu étais transi de froid et de peur, et puis, cela passait, et tu reprenais courage… Ah ! le patron n’a pas de chance, cet hiver l’a achevé !…

XII

Un jour il passa douze heures dans une fondrière de neige, et il dut ensuite, grelottant la fièvre, rester trois jours en route avec sa charrette : il était pressé par une date à laquelle il devait en un certain lieu déposer sa marchandise. Il la déposa et s’en revint chez lui. Plus de voix, un incendie dans le corps. La vieille l’arrosa de l’eau de neuf quenouilles[1] et lui fit

  1. Remède de bonne femme ; on met sur la tête du patient une quenouille sur laquelle on verse de l’eau.