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Page:La Société nouvelle, année 8, tome 1, 1892.djvu/120

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personnalité. Elle est riche. Elle est précise. Elle construit, organise, achève : elle est ainsi le contraste du polype de la musique, la « mélodie infinie ». A-t-on jamais entendu sur la scène des accents plus douloureux, plus tragiques ? Et comment sont-ils atteints ? Sans grimaces, sans faux monnayages sans le mensonge du grand style ! Enfin, cette musique suppose l’auditeur intelligent, même musicien, elle est encore en cela en contraste avec celle de Wagner qui, quel qu’il soit quant au reste, était certainement le génie le plus impoli du monde. (Wagner nous considère comme si…, il dit une chose si souvent que l’on désespère et qu’enfin on le croit.)

Et encore une fois, je me sens devenir meilleur quand ce Bizet me parle. Je deviens aussi un meilleur musicien, un meilleur auditeur. Peut-on du reste écouter mieux encore ? J’enterre mes oreilles sous cette musique et j’en entends les origines. Il me semble assister à son enfantement. Je tremble aux dangers que court n’importe quelle hardiesse, je suis enchanté d’heureuses trouvailles dont Bizet est innocent. Eh quoi ! au fond je n’y pense pas, ou bien je ne sais combien j’y pense. Car de tout autres pensées me trottent pendant ce temps par la tête… A-t-on remarqué que la musique rend l’esprit libre ? donne des ailes aux pensées ? que l’on devient d’autant plus philosophe qu’on est plus musicien. Le ciel gris de l’abstraction est déchiré d’éclairs ; la lumière devient assez intense pour saisir les filigranes des choses ; les grands problèmes deviennent nets à être saisis, le monde est vu comme d’une montagne. Justement je définissais le pathos philosophique. Et sans m’en apercevoir des réponses me tombent sur les genoux, une petite grêle de glace et de sagesse, de problèmes résolus. — Où suis-je ? — Bizet me rend fécond. Tout ce qui est bon me rend fécond. Je n’ai pas d’autre gratitude, je n’ai pas d’autre preuve non plus de ce qui est bon.


II

Cette œuvre aussi est rédemptrice[1] ; Wagner n’est pas seul un « rédempteur ». Avec elle, on prend congé de l’humide Nord, de toute la vapeur

  1. Il y a évidemment, dans la pensée de Nietzsche, un peu de confusion entre l’atmosphere du sujet, sa couleur, le talent du musicien et le sujet du poëme de Carmen ; aussi croit-on remarquer que l’homme du Nord qui descend dans le Midi éprouve généralement ce besoin d’un art plus clair, coloré, mobile. Sans doute, Nietzsche a raison de demander la méditerranisation de l’art, mais encore oublie-t-il qu’au temps de Wagner le Midi était frappé de décadence et d’improductivité ; c’est après qu’une des deux grandes travées humaines de l’Europe, le Nord ou le Midi, a donné sa note la plus éclatante, que l’autre, piquée au jeu ou reposée par une assez longue inaction, tâche de saisir et de faire ressentir son génie propre ; parfois les deux génies tentent de coexister dans le même