Page:La Société nouvelle, année 8, tome 1, 1892.djvu/332

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sommes des égoïstes, et j’ai peur qu’il n’ait raison. Mais venez, ici il y a justement un endroit tout près où nous pourrons nous procurer cela. En même temps, il laissa tomber les guides et sauta en bas de la voiture ; je le suivis. Une très jolie fille, splendidement vêtue d’une étoffe de soie à dessin, passait lentement, regardant dans les magasins tout en marchant. Dick lui dit : « Jeune fille, ne voudriez-vous tenir notre cheval pendant que nous entrons ici un instant ? » Elle s’inclina avec un bon sourire et se mit à caresser le cheval de sa jolie main.

« Quelle belle créature ! » dis-je à Dick en entrant.

« Qui, la vieille mèche grise ? » dit-il avec une maligne grimace.

— « Non, non, les mèches dorées, la dame. »

— « Oui, elle est ainsi. Il est heureux qu’il y en a tant que chaque Jacques peut avoir sa Jeanne ; sans cela j’ai peur que nous n’arrivions à nous battre pour elles. »

« En effet », dit-il, devenant grave, « je ne dis pas que cela n’arrive pas quelquefois, maintenant aussi, Car vous savez, l’amour n’est pas une chose très raisonnable, et la perversité et l’obstination sont plus communes que quelques-uns de nos moralistes le pensent. » Il ajouta, d’un ton encore plus sombre : « Oui, pas plus tard qu’il y a un mois, il y a eu un malheur chez nous, qui a fini par coûter la vie à deux hommes et une femme, et cela nous a fait le même effet que si la lumière du soleil se fût éteinte pour un temps. Ne m’en demandez pas plus aujourd’hui : j’aurai l’occasion de vous en parler plus tard ».

Pendant ce temps, nous étions entrés dans le magasin ou baraque ; il y avait un comptoir et des rayons contre les murs, le tout très propre, quoique sans aucune prétention au faste, mais pas très différent de ce que j’étais habitué à voir. A l’intérieur se trouvaient deux enfants, un garçon à la peau brune, d’environ douze ans, qui lisait un livre, et une jolie petite fille paraissant d’un an plus âgée, qui elle aussi lisait, assise derrière le comptoir. C’étaient visiblement frère et sœur.

« Bonjour, petits voisins », dit Dick. « Mon ami ici présent a besoin de tabac et d’une pipe ; pouvez-vous l’aider ? »

« Oh oui, certainement », répondit la fille avec une sorte de promptitude grave quelque peu amusante. Le garçon levait les yeux et regardait fixement mon costume étrange, mais bientôt rougissait et détournait la tête, comme s’il comprenait qu’il ne se conduisait pas bien.

« Cher voisin », reprit la fille avec la contenance solennelle d’un enfant qui joue à tenir un magasin, « quel tabac aimeriez-vous ? »

« Latakia », dis-je, ayant la sensation d’assister à un jeu d’enfant ; je me demandais si vraiment on allait me donner quelque chose ou si seulement