morale passe dans toute l’évolution de l’espèce humaine et se maintient jusqu’à nos jours. Nous autres, Européens, nous avons réalisé quelques progrès — pas immenses après tout — en cherchant à déraciner de l’éthique cette conception double ; mais l’on doit dire également que tandis que nous avons étendu, dans une certaine mesure, nos idées de solidarité — du moins en théorie — sur la nation et en partie aussi sur les autres nations, nous avons diminué les liens de solidarité entre individus de notre propre nation, et même dans le sein de nos propres familles.
L’apparition d’une famille séparée au sein du clan trouble nécessairement l’unité établie. Une famille séparée signifie séparation de la propriété et accumulation de richesses. Mais nous avons vu comment les Esquimaux obvient à ces inconvénients, et c’est une des études les plus intéressantes à faire, de suivre dans le cours des âges les différentes institutions (communautés de village, guildes, etc.) au moyen desquelles les masses ont essayé de maintenir l’unité de tribu, malgré les agents qui travaillaient pour la détruire.
D’un autre côté, les premiers rudiments de sciences qui apparurent déjà à une époque fort éloignée, alors qu’ils se confondaient avec la sorcellerie, devinrent aussi aux mains d’individualités une puissance qu’elles purent employer contre la tribu. Ces connaissances furent soigneusement gardées secrètes et transmises aux initiés seulement, dans les sociétés secrètes de sorciers et de prêtres que nous trouvons chez tous les sauvages. A la même époque, des guerres et des invasions créèrent l’autorité militaire, ainsi que des castes de guerriers dont les associations ou les clubs acquirent une grande puissance.
Mais à aucune période de la vie de l’homme, la guerre n’a été l’état normal de son existence. Tandis que les guerriers s’exterminaient les uns les autres, et que les prêtres célébraient ces massacres, les masses continuaient à vivre de leur vie quotidienne, elles poursuivaient leur tâche de chaque jour. Et c’est encore une des études les plus importantes à faire, que de suivre cette vie des masses ; d’étudier les moyens par lesquels elles ont maintenu leur propre organisation sociale, qui fut basée sur leurs propres conceptions d’équité, d’aide et d’appui mutuel — de droit commun, en un mot, même pendant qu’elles furent soumises dans l’État aux théocraties ou aux autocraties les plus féroces. Cette vie-là, nous comptons l’analyser dans un prochain article.
P. Kropotkine