Page:La Société nouvelle, année 9, tome 1, 1893.djvu/43

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Les hommes firent cercle autour du personnage qui parlait avec vivacité. Les dames continuant à se désespérer.

— Comment l’empereur, qui a l’air si bon, peut-il nous faire tant de peine ! dit l’une d’elles, pleine d’étonnement.

Un laquais entrant pour desservir le café, tous se turent subitement,

— Mademoiselle, vous qui êtes restée au salon après dîner, vous avez dû entendre ce que les maîtres ont dit ? demanda Anastasie à Véra en la mettant au lit, le soir même.

La seule chose que Véra ait comprise de tout ce qui a été dit au salon ce soir-là, c’est qu’un malheur menace toute la famille. Personne ne lui a recommandé le silence et pourtant le sentiment de caste est déjà si fort ancré dans l’âme de ce petit animal de race, qu’elle répond avec dignité :

— Je n’ai rien entendu, Anastasie !

Tout le monde sait à présent que le manifeste est non seulement signé par l’empereur, mais déjà envoyé dans toutes les paroisses, et néanmoins jusqu’au dernier moment les seigneurs entretiennent l’espoir précaire que le fait n’arrivera point à la connaissance des domestiques. Ceux-ci, de leur côté, font mine de ne rien savoir ; toutes les conversations à l’office et dans l’antichambre cessent aussi subitement à l’approche des maîtres, que celles du salon à l’entrée des domestiques.

Cependant, le jour terrible arrive, ce 19 février 1861, attendu depuis si longtemps ! Toute la famille du comte Barantzew se prépare à aller à l’église. C’est après la messe que le prêtre doit donner lecture du manifeste impérial. Dès neuf heures du matin, tout le monde est prêt. Ce jour-là, tout se fait avec fièvre, mais avec recueillement, comme en une cérémonie funèbre. On a peur de dire un mot de trop.

Les enfants eux-mêmes sentent d’instinct l’importance et la solennité de ce jour : elles sont tranquilles et n’osent faire aucune question.

Deux équipages attendent devant le grand perron ; les voitures sont reluisantes de propreté, les chevaux couverts de leurs plus beaux harnais et les cochers de leurs livrées neuves. Le comte a son uniforme d’apparat, ses croix et ses décorations ; la comtesse se drape dans une riche mante de velours, et les enfants sont vêtues de leurs plus belles robes.

Leurs Seigneuries prennent place dans la première des voitures : le comte et la comtesse au fond et les trois fillettes sur le devant. Dans la seconde montent les gouvernantes, la femme de charge et l’intendant. Les autres domestiques s’en vont à pied. Il ne reste au château que les petits enfants et le vieux Mathias tombé en enfance.

Il y a environ trois kilomètres jusqu’à l’église. Pendant ce trajet, la comtesse se tamponne les yeux à plusieurs reprises avec son mouchoir parfumé. Le comte garde un silence farouche.