Page:La Société nouvelle, année 9, tome 1, 1893.djvu/44

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La place devant l’église fourmille de monde. Il y a là deux à trois mille paysans venus des environs. De loin, c’est une masse compacte de caftans gris où se détachent ci et là les fichus rouges des femmes.

— Ce spectacle me fait mal ! Je pense involontairement à 89, balbutie la comtesse.

— De grâce, taisez-vous, ma chère ! répond tout bas le comte effrayé.

Le gardien de l’église est déjà à son poste dans le clocher, où il attend l’apparition de leurs Seigneuries : dès qu’il les aperçoit au tournant de la route, les cloches commencent à sonner à toute volée.

L’église est absolument pleine ; une pomme n’aurait pas de place pour tomber à terre ; mais, par une vieille habitude, profondément enracinée dans leur cœur, toute cette foule s’écarte avec respect devant le comte et sa famille, les laissant passer en avant, à leur place habituelle près du chœur, à droite.

— Prions le Seigneur tous ensemble ! dit le prêtre sortant du sanctuaire, revêtu de ses ornements sacerdotaux.

— Prions aussi le saint Esprit, répond le chœur.

Toute cette foule ignorante prie aujourd’hui d’une seule âme, avec extase. Les hommes et les femmes font des signes de croix fréquents et des saluts profonds. Ces visages bruns et rudes, couverts de rides profondes, semblent convulsés par la tension de la prière dans une attente suprême.


       Temple des soupirs, temple de la tristesse,
       Temple misérable de ma patrie,
       Ni Saint-Pierre de Rome, ni le Colisée
       N’entendirent de plus douloureux soupirs.


Mais ce ne sont ni les soupirs ni les sanglots qui remplissent ce temple. De tous les temples de la terre russe, s’élève aujourd’hui vers le ciel une prière ardente, pleine de foi profonde et d’espoir passionné ; jamais peut-être depuis l’ère humaine, prière si fervente ne monta vers le ciel de tant de millions de cœurs à la fois.

« Seigneur, notre Dieu ! Ta grâce descendra-t-elle sur nous ? Nos douleurs sont grandes et durent depuis des siècles ! Notre vie sera-t-elle enfin meilleure ? »

Qu’est-ce que nous apporte le manifeste impérial ? Les seigneurs eux-mêmes ne le connaissent que par des on dit. Personne ne sait au juste ce qu’il contient, car tous les prêtres l’ont reçu scellé du sceau impérial, qui sera brisé seulement à l’issue du service divin.

On étouffe dans la petite église, malgré les portes et les fenêtres ouvertes, grâce à une quantité innombrable de cierges et à la foule compacte qui s’y