Page:La Société nouvelle, année 9, tome 1, 1893.djvu/471

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quante. Ils ont ainsi détruit des tribus entières ; rien qu’à Port-Mackay, les Kangal, les Fouldjin, les Gouga. Les fins tireurs marquent chaque tête abattue par une coche à la culasse. Sur telle carabine, le capitaine, amateur distingué lui-même, compta vingt-trois entailles.

Toujours correcte, l’administration recommande la bienveillance et l’esprit de conciliation à l’inspecteur qui rédige les rapports à imprimer. Le dit fonctionnaire a une phraséologie spéciale, des expressions édulcorées, des formes mansuétudineuses : « repousser » pour surprendre, « nettoyer la place » pour fusiller les gens.

Fortiter in re, suaviter in modo.

Au cap River, telle fille de 15 ans fut « dispersée », telles négrillones qui avaient allumé un incendie furent « pacifiées ». Et quel incendie ? Un feu pour rôtir du poisson avait, de la berge, gagné des foins, — Où ? Sur le territoire de leur propre tribu. Victor Hugo disait déjà :

Un brigand les égorge et dit : « Je les apaise » !

Pour être juste, il faut constater que la police noire n’a point l’habitude de fusiller les fillettes ni d’égorger les sauvagesses pas trop vieilles. Pendant qu’on tombe leurs maris, les femmes se tiennent coites, et après l’abattage, l’officier livre à ses hommes le tas de femelles. Et s’il ne le faisait, sa propre vie ne vaudrait pas cher : une balle dans le dos est gagnée si facilement ! Les gentlemen mami ou hommes d’importance — c’est leur titre — se partagent au gré de leur aimable fantaisie les malheureuses, tremblantes et muettes d’effroi. Point délicat que cette distribution. Quand il y a maille à partir, les disputants révolvérisent celle qui fait l’objet de la contestation : « Ni moi ni toi, personne ne l’aura ! » Après l’orgie, les survivantes passent de main en main, vaguent de caserne en casernement. Quand elles ont cessé de plaire on les lâche, et les pourries vont crever dans l’ivrognerie ou la mendicité.

En somme, on n’extermine que rarement la tribu entière. Après avoir abattu quelques douzaines de sujets, on pourchasse les autres ; les fatigues, la faim, la soif en font périr davantage que les balles. Quand les noirauds ont perdu ce qu’ils avaient de mieux en hommes et en femmes, en fils et en filles, quand ils ont fait assez longtemps de l’héroïsme inutile, et savouré l’atroce misère, ils demandent grâce. Pourvu qu’ils se sentent matés et bien matés, le colon leur octroie volontiers la permission de rentrer, à titre de racaille immonde et d’ignoble valetaille, dans ce qui fut leur patrimoine mille fois séculaire. Ces misérables rendront quelques services, nettoieront les étables, porteront du fumier, des charges de bois, on les paiera en chi-