Page:La Société nouvelle, année 9, tome 1, 1893.djvu/499

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moi : je sais seulement qu’il avait les cheveux ras et une capote de forçat sur les épaules.

Les gendarmes se tenaient au fond de la chambre, affectant par discrétion de ne pas nous regarder.

Tout ce qui s’est passé entre nous me semble un rêve. Je crois que Pavlenkow me prit les deux mains et me dit : « Merci, Véra, merci ! » et sa voix se brisa ; moi aussi je ne pouvais plus parler. Seulement, dès qu’il eût paru, je n’éprouvai plus la moindre inquiétude, mon cœur était devenu joyeux, j’avais la conviction d’avoir bien agi, d’avoir obéi au devoir.

On nous mena dans l’église, le pope nous prit les mains et nous fit faire trois fois le tour de l’autel Je ne saurais me rappeler tout ce qui s’est passé ! Une sorte d’inconscience m’empêchait de percevoir les détails.

À un certain moment où le chœur se mit à chanter, il me sembla que Wassiltzew se trouvait à côté de moi et j’entendis distinctement sa voix aimée. Je sais, je sens qu’il m’aurait approuvée. Tout devint clair pour moi et mon avenir se dessina nettement à mon esprit. J’irai en Sibérie, je servirai les déportés, j’écrirai leurs lettres, je leur serai utile, je les consolerai… La voix de Véra s’entrecoupa, elle fondit en sanglots… — Et dire que pendant tout l’hiver je m’étais tant tourmentée pour chercher ce qui se trouvait là sous ma main ! Et quelle œuvre !… Je ne saurais en imaginer une de plus désirable… Je t’avoue que mes forces n’auraient pas suffi à une autre vocation : ainsi je ne vaudrais rien pour la propagande révolutionnaire, qui demande beaucoup d’intelligence, d’éloquence, la faculté de persuasion que je n’ai pas, et puis l’idée du danger à faire courir aux autres m’aurait été insupportable. Aller en Sibérie, c’est ce qu’il me faut, c’est proportionné à mes forces. Et comme tout s’est bien arrangé ! Si tu savais combien je suis heureuse !

Elle se jeta à mon cou et nous pleurâmes longtemps. Six semaines plus tard, j’accompagnais Véra à la gare du chemin de fer Nicolas. Aussitôt après la cérémonie nuptiale, Pavlenkow avait été envoyé en Sibérie avec d’autres forçats qui devaient faire à pied la plus grande partie de la route. Le moment était venu pour Véra d’aller retrouver son mari. Elle n’était pas seule : deux autres femmes dont l’une avait sa fille, l’autre son mari au nombre des déportés, partaient avec elle.

Elles prenaient les troisièmes, véritable luxe comparativement à ce qui les attendait plus loin. Le chemin de fer n’allait à cette époque que jusqu’à la frontière de la Russie d’Europe ; au delà elles n’auraient d’autre moyen de locomotion que le chariot ou le traîneau. Le voyage devait durer deux à trois mois s’il ne survenait aucune difficulté. Et quel serait leur sort une fois arrivées ? Elles ne semblaient pas s’en préoccuper, leur physionomie était empreinte d’une félicité calme et joyeuse.